CULTURE

«Nous sommes rassurés de ne pas être seuls»

Avec ses travaux sur le small world, le chercheur australien Duncan Watts a révolutionné la science des réseaux, et ambitionne de réinventer la sociologie. Interview exclusive.

Vous faites la connaissance de quelqu’un dans une fête et vous vous rendez compte que vous connaissez tous deux la même personne. «Comme le monde est petit!» pensez-vous. Vous avez raison.

Lancée en 1929 par l’écrivain hongrois Frigyes Karinthy, l’idée que chaque personne sur Terre est reliée à toutes les autres par un petit nombre de liens s’avère correcte. C’est le phénomène du small world, connu également sous le nom des «six degrés de séparation».

A la fin des années 1970, le célèbre psychologue cialis 36 hour pill avait voulu en avoir le cœur net. Il demanda à 300 participants d’atteindre une personne par courrier, en envoyant une lettre à l’une de leurs connaissances qui elle-même allait envoyer la lettre à une de leurs relations pour tenter de se rapprocher de la cible. Résultat: la moitié des lettres qui avaient atteint la cible avait transité par moins de six personnes.

En 2001, un chercheur australien reproduit cette expérience. Duncan Watts recrute en ligne plus de 20’000 participants en leur demandant de rejoindre par e-mail une cible inconnue. Avec sept intermédiaires en moyenne, ses résultats sont en ligne avec ceux de Milgram. Mais en fait, l’écrasante majorité des e-mails (plus de 98%) n’aboutit pas, et le chercheur doit utiliser une technique statistique pour tenir compte du désistement élevé des participants.

Peut-on donc vraiment dire que nous sommes tous connectés? «Il existe sans aucun doute une chaîne d’intermédiaires entre n’importe quelles deux personnes sur Terre, répond Duncan Watts. Mais est-ce vraiment important? Il n’est pas du tout certain que vous saurez retrouver cette chaîne. D’ailleurs, le nombre exact de liens est plutôt un concept rhétorique – il n’y a aucune raison pour que ce soit six ou sept, et son importance dépend fortement de votre but. Si vous cherchez à influencer quelqu’un, ce nombre reste bien trop élevé: ce n’est pas parce que vous êtes séparé de Barack Obama par six personnes qu’il va vous inviter à dîner… Dans le cas d’une épidémie, par contre, c’est très peu.»

Cette propriété du small world – des courtes chaînes reliant toute paire de noeuds – se retrouve dans une multitude de réseaux: d’internet aux neurones du cerveau en passant par les réseaux routiers et électriques, les voies de signalisations en génétique ainsi que les liens formés par les acteurs ayant joué dans les mêmes films (un phénomène connu en tant que six degrés de Kevin Bacon).

C’est Duncan Watts, en collaboration avec le mathématicien Steven Strogatz, qui découvre cette universalité en 1998. Ils décrivent le secret du small word: une structure à la fois régulière et un peu chaotique, où les personnes s’organisent en petits groupes eux-mêmes reliés par quelques liens «longue distance», qui transitent par des hubs (les plaques tournantes).

Les travaux de Watts montrent que l’organisation de type small word est la plus efficace pour transmettre rapidement une information dans le réseau tout entier – mais également un microbe lors d’une épidémie ou un virus informatique à travers internet. Pour la médecine autant que pour la sécurité informatique, la science des réseaux devient alors incontournable.

Cité près de 5000 fois, le modèle théorique proposé par Watts et Strogatz aura joué un rôle majeur dans l’essor de la science des réseaux. Il est aujourd’hui utilisé autant par des ingénieurs d’ABB pour simuler les réseaux électriques que par des informaticiens étudiant la structure d’internet.

L’analyse graphique des réseaux sociaux, fondée entre autres par le psychiatre américain d’origine roumaine Jacob Moreno dans les années 1930, profite désormais de la mine d’or offerte par internet. Des chercheurs retracent les liens créés par les e-mails que nous envoyons, les messages que nous postons sur Twitter et les relations que nous affichons sur notre profil Facebook. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Duncan Watts – devenu entre-temps sociologue – a quitté en 2007 la prestigieuse Université de Columbia au profit des Yahoo Labs.

«Répondre aux questions que je me pose demande une très grande quantité de données ainsi qu’une énorme puissance de calcul», dit Duncan Watts. Chez Yahoo, son équipe s’attelle à développer «la science du web». Même si le chercheur reconnaît que «personne ne sait encore à quoi elle ressemble vraiment!».
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«Nous sommes rassurés de ne pas être seuls»

A cheval entre mathématiques et sociologie, Duncan Watts est reconnu comme l’une des grandes figures de la théorie des réseaux. Interview.

Pourquoi sommes-nous tellement fascinés de savoir que seules six personnes nous relient avec le monde entier?
C’est peut-être lié à la question du sens de la vie. Nous sommes rassurés de ne pas être seuls, d’être connectés et de faire partie de quelque chose qui nous dépasse.

Vous avez analysé les messages sur Twitter pour comprendre comment les influences se propagent. Qu’avez-vous trouvé?
Nous avons étudié le mythe des «personnes influentes», une stratégie marketing qui consiste à se focaliser sur un petit groupe de personnes – les «influenceurs» – dans l’espoir qu’ils génèrent un effet boule de neige. Les gens du marketing disent toujours: «Trouvons les influenceurs!» mais sans définir concrètement ce concept ni démontrer si leur hypothèse fonctionne vraiment. A ce niveau-là, je peux dire que «nous sommes tous des influenceurs». Nous avons trouvé que cette méthode ne fonctionne pas très bien. Pour lancer un buzz, les personnes très suivies sur Twitter – disons une célébrité telle que Paris Hilton – n’auront pas forcément beaucoup plus d’impact qu’une foule d’anonymes. Ce n’est pas très surprenant: j’ai tendance à davantage suivre l’avis d’un ami que celui d’un inconnu, même s’il s’agit d’une star.

Les modes sont-elles dues au hasard?
Je pense, en grande partie. Dans une autre expérience, nous avons mis en place un marché de musique en ligne et observé comment les gens finissent par suivre le goût des autres. Mais les hits n’ont jamais été les mêmes lorsque nous avons répété l’expérience, ce qui confirme qu’il reste très difficile de prédire le prochain succès.

Vous affirmez dans votre dernier livre que nous nous trompons lourdement dans nos analyses du passé…

Nous sommes souvent convaincus que nos explications du passé sont les bonnes – pensez par exemple à la thèse selon laquelle Facebook a joué un rôle absolument déterminant dans les révolutions arabes au début 2011, ou encore qu’une mode vestimentaire a été «lancée» par un petit groupe de personnes influentes. Mais en fait, nous restons incapables de prédire le futur: quand la prochaine révolution aura-t-elle lieu? Qui sera la prochaine star?

Si on ne peut pas prédire l’avenir, cela signifie nécessairement que nos explications du passé n’ont pas de grande valeur prédictive. Prenez un feu de forêt: après coup, vous trouverez peut-être l’allumette qui l’a déclenché. Mais la raison de l’incendie se trouve plutôt du côté de la forêt qui était prête à flamber. C’est pareil pour la mode ou les révolutions: lorsqu’elles surviennent, c’est que la société est prête.

La science des réseaux fascine, mais a-t-elle déjà eu un impact sur des problèmes concrets?
On peut donner de nombreux exemples où elle pourrait avoir un impact, mais pour l’instant, je ne connais aucun problème social vraiment important qu’elle ait permis de résoudre – comme la réduction des risques financiers, les mesures de lutte contre le chômage ou encore l’organisation efficace en cas de catastrophe. La seule application que je connaisse est le concept de PageRank utilisé pour les moteurs de recherche (développé par Google, ndlr).

Mon premier travail sur les réseaux en 1998 s’est focalisé sur des caractéristiques universelles se retrouvant dans différents réseaux, mais il faut faire très attention avec ce genre de généralisation. Les physiciens veulent toujours trouver des lois universelles! La distribution des richesses dans les populations suit toujours une cheap cialis 60mg, mais cela ne vous aide pas vraiment à prendre des mesures politiques… Je pense que la bonne science se situe entre les deux: elle doit pouvoir énoncer des observations générales valables dans différents contextes, mais qui restent suffisamment spécifiques pour être utiles. Ma recommandation à un chercheur en science des réseaux: moins se focaliser sur les similarités et davantage sur des problèmes concrets.

Comment êtes-vous passé de physicien à sociologue?
J’ai toujours voulu être physicien et comprendre la nature. A la fin de mes études, je me suis rendu compte que les domaines qui m’intéressaient – la physique des particules et l’astronomie – étaient déjà trop mûrs. Je me suis tourné vers la théorie du chaos en me demandant comment les criquets synchronisaient leur chant sans l’aide d’un «chef d’orchestre». Cela m’a amené à étudier comment ils sont liés les uns aux autres et je me suis dit qu’il fallait faire la même chose pour comprendre les êtres humains.

Vous dites que la sociologie est la science du XXIe siècle. Grâce à l’arrivée des mathématiciens et des informaticiens?
Observer en temps réel les interactions de millions d’individus en ligne représente une opportunité unique. Mais la technologie n’est pas tout. Les physiciens voient la sociologie comme une discipline triviale, à cause de notre intuition dans ce domaine… Je respecte vraiment le point de vue des sociologues, qui soulignent l’importance de bien réfléchir aux questions que l’on se pose avant de se lancer dans l’analyse des données. La technologie a également sa face d’ombre: je perçois une relation inverse entre le pouvoir technologique à notre disposition et le soin avec lequel nous définissons clairement les buts de notre recherche.

Quel rapport entretenez-vous avec les médias sociaux?
Je me limite aux e-mails et n’utilise ni Twitter, ni Facebook, ni Skype. Ce n’est pas que je n’apprécie pas ces outils, c’est simplement pour éviter d’être distrait dans mon travail. Je possède un compte Yahoo.

Analysez-vous mes e-mails?
Nous analysons le trafic ainsi que ce que les gens introduisent sur le moteur de recherche. Mais personne ne lit vos e-mails. Nous sommes très concernés par la protection des données. Nous avons simplement trop à perdre.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.