«Eh ouais, fumer c’est trop mauvais pour la santé!» Avec son gros patch de nicotine sur le bras, Alpha Blondy a surpris ses fans sur la scène de l’Auditorium Stravinski au Montreux Jazz cet été. Même ce mythe du reggae ivoirien, connu pour ses excès de tabac (associés ou non à de la marijuana d’ailleurs), a fait le choix d’arrêter de fumer!
Pour la population suisse, en revanche, le tabac ne semble pas passer de mode. «Si l’on regarde sur les dix dernières années, on constate une baisse du nombre de fumeurs. Mais depuis trois ans, nous observons une stagnation», constate Jean-Paul Humair, responsable de la consultation de tabacologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Selon l’enquête suisse sur le tabagisme publiée en juin 2011, la proportion des fumeurs est passée de 33% de la population en 2001 à 27% en 2008. Depuis, ce pourcentage ne diminue plus. En comparaison internationale, la Suisse fait ainsi légèrement mieux que la moyenne européenne (28% de fumeurs).
«Cette comparaison montre les efforts qu’il reste à faire, estime Jean-Paul Humair. Les pays du sud et de l’est de l’Europe, dont le niveau de vie est inférieur au nôtre, ont une proportion de fumeurs élevée (37% de fumeurs en Grèce, ndlr). A l’inverse, des pays comme le Royaume-Uni ou l’Irlande font beaucoup mieux que nous.» Avec seulement 16% de fumeurs, la Suède est championne d’Europe. Pourquoi la Suisse ne parvient-elle pas à atteindre un tel chiffre, sachant que la moitié des fumeurs souhaitent arrêter?
«L’absence de baisse indique que les mesures de santé publique prises ces dernières années ne sont pas suffisantes», répond Liliane Maury Pasquier, conseillère aux Etats socialiste et sage-femme. Un avis confirmé par Jean-Paul Humair: «Sur le plan des mesures de santé publique, nous avons longtemps été un mauvais élève en Europe. Nous savons depuis les années 1970 que le tabac est nocif, mais nous n’avons rien fait pendant trente ans. Aujourd’hui, nous sommes devenus moyens. Nous pourrions faire beaucoup mieux, même si nous avons déjà mis en place quelques mesures bénéfiques.»
L’interdiction de fumer dans les lieux publics par exemple a été promulguée au niveau fédéral en 2010 — longtemps après l’Irlande (2004), la Grande-Bretagne (2007) et même la France (2008). «La loi fédérale est une mauvaise loi pour la santé publique, déplore Jean-Paul Humair. Elle permet de trop nombreuses exceptions qui ne protègent pas la santé des employés et du public. Heureusement, la plupart des cantons ont une loi plus restrictive.»
A Genève, l’interdiction a été plébiscitée par 80% de la population et apporte des effets positifs rapides sur la santé publique. Une étude menée aux Hôpitaux universitaires de Genève a montré que suite à cette mesure, les hospitalisations pour syndrome coronarien aigu et pour maladie pulmonaire ont diminué respectivement de 7 et 19%. Des résultats similaires ont été observés aux Grisons pour les infarctus.
Moins populaire, l’augmentation du prix du tabac est pourtant la meilleure mesure pour diminuer la consommation. «La Suisse est un pays où le tabac demeure attractif relativement au pouvoir d’achat, explique Jacques Cornuz, directeur de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne et spécialiste du tabagisme. Sur ce point, nous avons de la marge.» Toutes les études montrent qu’une augmentation de 10% du prix du paquet entraîne automatiquement une baisse de 2 à 5% de la consommation. «En revanche les hausses homéopathiques pratiquées en Suisse n’ont aucun effet, regrette Corinne Wahl, tabacologue coordinatrice du Centre de tabacologie du Cipret à Genève. Les fumeurs râlent mais conservent leurs habitudes.»
Pourquoi dans ce cas le Parlement ne décide-t-il pas une hausse brutale des prix? «L’industrie du tabac, très implantée en Suisse, menace plus ou moins clairement de délocaliser à chaque fois qu’une mesure trop contraignante est dans l’air, répond Liliane Maury Pasquier. Il existe une certaine frilosité des politiciens face à cette menace.» Un avis partagé par la tabacologue Corinne Wahl: «Les cigarettiers sont très forts pour acheter nos politiques, notre économie et notre mentalité. Il existe toujours des lobbies au Parlement pour dire que si l’on augmente le prix, on va favoriser le marché noir ou perdre des recettes fiscales.»
«Nous sommes toujours présentés comme le grand méchant loup, mais je ne vois pas où l’industrie du tabac a pu faire du lobbying sauvage, répond Christophe Berdat, porte-parole de British American Tobacco (BAT) pour la Suisse romande. Le gouvernement a la possibilité d’augmenter les prix à sa guise, mais pas forcément la marge de manœuvre. Après, c’est une réalité de constater que dans les pays où de fortes augmentations ont été expérimentées, le trafic illicite a explosé. C’est un manque à gagner pour l’industrie du tabac, mais aussi pour les gouvernements.»
Depuis la dernière hausse du tabac, le 1er janvier 2011, le paquet de la marque la plus populaire est désormais vendu 7 fr.40, comprenant près de 60% de taxes (hors TVA) destinées majoritairement à alimenter l’AVS et l’AI. En 2010, les impôts sur le tabac ont permis à la Confédération de récolter plus de 2 milliards de francs, soit environ 5% du total des recettes de ces assurances. Mais le tabac coûte plus cher à la société qu’il ne rapporte: selon l’Office fédéral de la santé, il ampute l’économie suisse de 5 milliards de francs par an, dont 1,2 milliard pour des traitements médicaux et 3,8 milliards pour l’absentéisme au travail et l’invalidité. Si l’on prend en compte la perte de qualité de vie, la facture s’envole jusqu’à 10 milliards de francs.
«Reste que l’augmentation du prix du paquet ne fait pas tout. Les mesures de prévention contre le tabac sont plus efficaces lorsqu’elles sont coordonnées et c’est ce qui manque en Suisse, souligne Jean-Paul Humair. Il faut associer plusieurs stratégies efficaces: prix élevé du tabac, interdiction de fumer dans les lieux publics, services d’aide au sevrage, interdiction de la publicité…»
«L’industrie du tabac dépense énormément pour séduire les jeunes, parce qu’une personne qui n’a pas fumé avant 20 ans a peu de chance de devenir dépendante, poursuit Jean-François Etter, spécialiste du tabagisme à l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Genève. Il faut donc « recruter » tôt.» «Les cigarettiers organisent des soirées pour les jeunes où ils prennent tout en charge à condition de pouvoir faire leur promotion, ajoute Jacques Cornuz. Ils ciblent tous les supports destinés aux jeunes.»
Des déclarations qui font bondir Christophe Berdat de BAT: «Contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, nous ne cherchons pas à augmenter nos ventes en recrutant des jeunes. Chez BAT, nous avons un code très clair à ce sujet. Nos publicités ne font jamais apparaître des personnes âgées de moins de 25 ans et nous militons pour l’interdiction de vendre du tabac aux mineurs. Nous essayons d’être les plus responsables possible dans ce domaine. Pour accroître nos ventes, nous cherchons à séduire la clientèle de nos concurrents, non à recruter des adolescents.»
Pourtant, les jeunes adultes restent la classe d’âge la plus touchée (39% des 20-24 ans), ce qui prouve que l’industrie du tabac parvient toujours à convaincre de nouveaux adeptes. Dès l’adolescence, l’impact du niveau d’éducation se reflète sur la consommation: 34% des apprentis sont des fumeurs, contre seulement 20% des élèves du gymnase et de l’école normale. «Le tabagisme est une véritable injustice sociale, constate la tabacologue Corinne Wahl. Plus une population est précaire, plus elle fume. Dans les universités, il n’y a pas vraiment de problèmes liés au tabagisme.»
Une inégalité renforcée par le non-remboursement par les assurances maladie des substituts nicotiniques et autres sevrages tabagiques. «C’est une aberration du système suisse, estime Jacques Cornuz. Il existe plusieurs interventions médicales qui ne servent à rien et qui sont remboursées. Là, nous disposons de traitements dont l’efficience est démontrée et qui ne le sont pas. C’est d’autant plus scandaleux que les classes socioéconomiques défavorisées sont davantage touchées par le tabagisme.»
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«Fumer tue!»
L’assertion tatouée noir sur blanc sur les paquets de cigarettes n’est pas faite pour décorer: un fumeur sur deux meurt de maladies liées au tabagisme (40% de maladies cardiovasculaires, 36% de cancers, 20% de maladies respiratoires…). En Suisse, cela représente 9000 décès évitables par an, soit environ 20 fois plus que les morts attribuées aux drogues illégales. Malgré ce constat macabre, les interdictions et la prévention, la proportion de fumeurs stagne depuis trois ans, à 27% de la population suisse. Les fumeurs réguliers consomment 14,2 cigarettes par jour, contre 16,3 en 2001.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.