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La «taxe poubelle» arrive en Suisse romande

Les Romands résistent depuis des années à la taxe au sac qui applique le principe du pollueur-payeur aux ordures ménagères. Un récent arrêté du Tribunal fédéral promet des changements. Enquête.

Des services de voirie qui fouillent dans les sacs-poubelles pour remonter la piste des fraudeurs. Des Securitas qui amendent parfois jusqu’à 1000 francs les citoyens qui se «trompent» de container dans les déchetteries. Induites par la «taxe poubelle», ces pratiques répressives existent en Suisse allemande depuis des années, mais choquent encore la majorité des Romands. La taxe au sac est pourtant le système le plus communément admis en Suisse pour appliquer le principe pollueur- payeur aux déchets: 72% des communes l’ont adopté, dont certaines, comme Saint-Gall, depuis 1975. L’idée de base est simple: le citoyen doit obligatoirement utiliser des sacs officiels pour ses ordures ménagères et leur prix, fixé par la commune, est augmenté d’une taxe: il passe de 12 centimes (prix typique d’un sac de 35 litres vendu dans une grande surface) à une moyenne de 2 francs (en fonction des régions, le prix de la taxe va de 1,50 franc à pratiquement 4 francs). L’objectif? Inciter la population à limiter et à trier un maximum ses déchets.

Décrié comme étant antisocial et coercitif, le concept peinait jusqu’à présent à obtenir un consensus politique en Suisse romande. Alors que les Verts et la droite le soutiennent, les socialistes s’y opposent avec virulence: «Même avec la meilleure volonté du monde, un ménage qui trie ses déchets paiera en moyenne 200 à 300 francs de plus par année pour des sacs-poubelles, commente Cesla Amarelle, présidente du Parti socialiste vaudois. Ce n’est pas assez pour ceux qui gagnent plus de 10 000 francs et produisent la majorité des déchets, et c’est trop pour ceux qui vivent avec un revenu minimum. Sans parler du fait qu’il est bien plus facile de trier dans une grande maison avec jardin que dans un appartement exigu sans balcon!» Et l’argument social n’est pas le seul: «A Genève, nous avons mis en place une politique incitative qui a démontré ses effets, constate Daniel Chambaz, directeur général de l’Office de l’environnement du canton. La population a fait de gros efforts pour se mettre au tri de façon volontaire, nous n’allons par la récompenser en instituant une taxe coercitive de plus!»

Forcing. Malgré les résistances politiques, la taxe poubelle pourrait s’imposer par la bande. Un arrêté du Tribunal fédéral datant du 4 août dernier, qui fait suite à un recours d’une élue Verte de Romanel (VD), juge le règlement de la commune sur les déchets contraire à la loi fédérale sur la protection de l’environnement. Celui-ci prévoyait un financement pour l’élimination des déchets par l’impôt à hauteur de 30%, le solde étant complété par une taxe forfaitaire fixée selon la taille des ménages. Selon le TF, «il est difficile de s’imaginer comment une taxe forfaitaire par ménage tient compte de la quantité de déchets produits et déploie un effet incitatif».

Si cet arrêté n’a pas valeur de loi, il a de fortes chances d’accélérer la mise en place généralisée de la taxe au sac en Suisse romande et de créer un climat politique plus favorable à son égard. Cela d’autant que le mouvement est déjà lancé: Fribourg a instauré ce système en 1996, Neuchâtel est sur le point de l’implanter en 2012. Deux districts jurassiens sur trois l’ont également adopté. Dans le canton de Vaud, c’est déjà le cas d’un tiers des communes et le canton pourrait légiférer prochainement, suite à une initiative parlementaire déposée en janvier 2010. Mais il existe encore des bastions de résistance: aucune commune du Bas-Valais ne connaît pour l’instant la taxe au sac, même si la totalité de celles du Haut-Valais s’y sont mises. «Nous allons étudier la portée de l’arrêté du Tribunal fédéral et réfléchir à la nécessité d’une loi cantonale», dit Cédric Arnold, chef du Service de l’environnement du canton. A Genève, le seul canton totalement exempt de taxe au sac, Daniel Chambaz campe sur ses positions: «Nous sommes satisfaits du système actuel et n’avons pas l’intention de le modifier.» Quant à Pierre Maudet, conseiller administratif de la ville, il se dit «intéressé par l’introduction d’un système de taxe au sac, mais le canton devra légiférer d’abord».

La progression inéluctable de la taxe au sac s’explique par son succès. «Les études montrent que les communes qui l’adoptent voient leur taux de déchets incinérables diminuer de 30%, indique Michael Hügi, collaborateur scientifique à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Leur taux moyen de déchets recyclés dépasse les 50%, ce qui est supérieur de plus de 10%, en moyenne, aux communes qui n’ont pas de taxe.» Une réussite confirmée par Marc-André Burkhard, municipal des Travaux et de l’Environnement à Yverdon-les-Bains, ville qui a introduit la taxe au sac en juillet dernier: «Les résultats ont dépassé nos espérances. Après un mois, les déchets incinérables ont diminué de 45%, les dépôts de papier ont augmenté de 35% et le compost de 60%.»

Tourisme des déchets. La taxe au sac ne résout évidemment pas tous les problèmes. Même l’un de ses ardents défenseurs, le municipal lausannois Olivier Français, admet que «ce système n’est pas parfait». L’un de ses bémols réside dans les mesures de contrôle qui doivent forcément être mises en place et qui coûtent à la collectivité: «Nous avons dû former 9 collaborateurs de voirie au contrôle et à l’ouverture des sacs, ils pourront émettre des avertissements et signaler les fraudeurs à la police», raconte Marc-André Burkhard.

Autre problème, le tourisme des déchets: les habitants des communes avec taxe au sac jettent simplement leurs ordures dans les containers de la commune d’à côté: «C’est la gabegie lorsque, comme dans le canton de Vaud, seules certaines communes ont adopté la taxe au sac», souligne Olivier Français. A Genève, Daniel Chambaz ajoute que «c’est également l’une des raisons pour lesquelles nous ne voulons pas de cette taxe. Les Genevois iraient jeter leurs déchets en France! Toutes les communes qui ont instauré la taxe au sac se vantent de la diminution de leurs déchets incinérables: mais où croyezvous qu’ils se trouvent, ces déchets? Dans les communes d’à côté qui n’ont pas encore la taxe au sac!» Un phénomène par ailleurs largement responsable de l’extension de ce système: Yverdon-les-Bains a par exemple instauré la taxe au sac car elle était victime du tourisme des déchets des communes voisines.

Les ordures sauvages dans la nature ou dans la rue, ou, pire pour l’environnement, incinérées dans les cheminées, connaissent également une augmentation avec l’arrivée de la taxe: «En ville, il suffit de 1 à 2% de fraudeurs pour salir toutes les rues», avance Daniel Chambaz. Et lorsqu’on est forcé à recycler, on le fait forcément moins bien: les responsables de voirie constatent toujours une baisse de la qualité des déchets recyclés suite à l’introduction de la taxe. Cartons remplis d’ordures dans la benne à papier, déchets non organiques dissimulés dans le compost, toutes les tactiques sont bonnes lorsqu’il s’agit de payer moins. La ville de Berne a même arrêté sa collecte de compost il y a quelques années, tellement il était souillé d’éléments qui n’avaient rien à y faire. Si l’OFEV assure que ces problèmes ne sont généralement que «transitoires et qu’ils s’estompent avec le temps», il n’en reste pas moins qu’ils donnent du fil à retordre aux communes. «Pour répondre à ces problèmes, il est important que celles-ci offrent un système de collecte performant et facile à utiliser, dès l’introduction de la taxe», précise Michael Hügi.

Double impôt. «Si l’on souhaite introduire une taxe incitative, il existe un principe de base, c’est qu’il ne s’agit pas d’une taxe supplémentaire, martèle Pierre Maudet. Il faut donc réduire l’impôt.» Or bizarrement, dans la plupart des communes interrogées, l’impôt n’a pas été baissé, à Yverdon-les-Bains et à Neuchâtel notamment. Même la socialiste Cesla Amarelle le constate: «Il est très rare que les communes baissent les impôts à la suite de l’introduction de la taxe. Les règlements ne sont souvent pas clairs du tout.» Même opacité en ce qui concerne le prix des sacs, fixé de 1 fr. 50 à 4 francs: il est calculé parfois pour correspondre à celui pratiqué dans les communes voisines, parfois pour couvrir les frais d’incinération, ou l’ensemble de la gestion des déchets.

Mais d’après l’OFEV, les citoyens suisses ne semblent pas s’offusquer de ces problèmes: «Selon notre étude intitulée La taxe au sac vue par la population et les communes, 87% des personnes interrogées sont satisfaites du système de la taxe après son introduction. Seules 11% estiment qu’elle est trop chère et 3% souhaiteraient revenir à la situation antérieure», précise Michael Hügi. Pourtant, d’autres solutions existent pour intégrer le principe pollueur-payeur dans la gestion des ordures: la taxe au poids, qui a par ailleurs été adoptée par quelques communes en Suisse. Plus équitable, elle est considérée comme étant plus difficile à mettre en place en milieu urbain car elle nécessite un système d’identification et de pesage. Le principe du producteur-payeur est également peu appliqué en Suisse. Sauf pour quelques filières comme le PET, une quantité minime de déchets sont repris et recyclés par les entreprises qui les produisent. En Allemagne, des projets pilotes font faire le tri par des machines, les citoyens se contentant de séparer les déchets secs des déchets humides. «Nous suivons ces expériences de près, raconte Michael Hügi. Mais ces technologies sont pour l’instant très coûteuses. Le système de tri à la source choisi par la Suisse a un coût nettement inférieur et permet une meilleure qualité du matériel collecté. Il est écologique et économique.» Bien entendu, vu que le tri des déchets est effectué à la source, et gratuitement, par le citoyen.
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Le Röstigraben des ordures

Les Suisses allemands seraient-ils plus écolos et plus à même de trier leurs ordures que les Romands? La taxe au sac a été adoptée de manière très différenciée de part et d’autre de la Sarine. Introduite en 1975 par le canton de Saint-Gall, elle s’est ensuite propagée à tous les cantons alémaniques, sauf celui de Nidwald. En Suisse romande, seul le canton de Fribourg l’a instituée. «En matière de prise de conscience environne-mentale, je ne pense pas qu’il existe de fortes différences entre Alémaniques et Romands, analyse le politologue René Knüsel, professeur à l’Université de Lausanne. La différence réside plutôt dans la forme d’une intervention de l’Etat. Habituellement l’interventionnisme étatique, notamment en matière de solidarité, est mieux perçu en Suisse romande. Ainsi les Alémaniques sont plus réticents au développement de solidarité liée aux prestations sociales par exemple. Mais ces résultats sont inversés pour les questions relatives aux libertés individuelles comme les débats autour du port du casque, de la ceinture de sécurité, de la limitation de vitesse ou du tri des déchets. L’intervention de l’Etat est ici perçue comme contraignante par les Romands: chacun doit pouvoir gérer la production de déchets sans forme de contrôle. En Suisse alémanique, la question relève d’une discipline que l’on doit pouvoir exiger de chacun afin de parvenir à un comportement civique collectif.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.