LATITUDES

Ces insupportables pleurs de bébés

Les jeunes parents sont confrontés à un phénomène nouveau: l’intolérance de leurs proches face aux pleurs de leur bébé. De quoi les culpabiliser et rendre leur tâche encore plus difficile.

«Prends le relais, c’est toi qu’elle veut», lance Théo à son épouse au retour d’une tentative vaine auprès d’Adèle qui hurle. «Une chose est certaine, elle ne doit plus avoir faim. Elle est restée plus d’une demie heure au sein. Ca doit être de la fatigue. J’y vais», lui répond Laure en quittant la table pour rejoindre le bruyant berceau occupé par leur nourrisson de deux mois.

Devant leurs invités, témoins de leurs désarroi et impuissance à calmer leur fille, les jeunes parents sont mal à l’aise. Ils se confondent en excuses. Les cris cesseront à l’heure du dessert et permettront enfin à Théo et Laure de nous rejoindre pour partager la fin de la soirée. «Vos enfants vous ont-ils aussi épuisés avec leurs pleurs?», questionnent les deux zombies. La discussion est lancée. Elle divisera le petit groupe d’amis entre partisans et adversaires du «il ne faut pas laisser bébé pleurer».

Dans les maternités et lors du suivi à domicile des nouveaux-nés, sages femmes et puéricultrices tiennent un discours nouveau: un bébé ne fait pas de caprices, il ne faut donc pas le laisser pleurer. Nos hôtes l’ont enregistré et appliquent à la lettre les consignes prodiguées. Il convient d’immédiatement décrypter ce que leur petite hurleuse tente d’exprimer pour être en mesure de répondre à ses besoins. Faim, désir de la présence maternelle, fatigue, couches détrempées, douleur? Fini les «ne vous en faites pas, votre petit se fait les poumons!» ou «quoi de plus normal qu’un bébé qui pleure!».

On ne compte plus les ouvrages, adresses en ligne et forums qui volent au secours de parents désemparés face à une réalité aussi ancienne que le premier humain: les pleurs de leur progéniture. Quelques exemples: «Que faire quand votre bébé pleure?», «Comprendre les pleurs de bébés», «Les sept pleurs de bébés et les solutions pour les apaiser», «Les onze réflexes pour avoir de l’autorité sur votre enfant», «Mon bébé pleure sans cesse.» Le site «bébéNestlé» tente de conférer une dimension scientifique à ce questionnement en publiant «une courbe des pleurs».

Avec beaucoup d’humour, le Californien Adam Mansbach, s’attaque à l’épineuse question dans «Go The Fuck to Sleep!», un best-seller aux USA et en Allemagne. Pour déculpabiliser ses lecteurs, il y décrit les quatre phases que comporterait la tentative d’endormissement d’un bébé en pleurs. La première est constituée «de moutons qui pâturent dans de paisibles prairies» alors que des «ferme ta gueule!» ponctuent la quatrième et dernière phase de l’exténuant exercice. Ce conte immoral d’un père épuisé par la difficulté à endormir sa fille sera publié prochainement en France (Grasset) sous le titre «Dors et fais pas chier».

Il y a peu, la «tendance» était à laisser pleurer les bébés. Elle s’est inversée au point que nombre de parents se précipitent au moindre cri de leur tout-petit. Ils appartiennent à la première génération qui culpabilise quand leur enfant pleure. «Les pleurs d’un bébé représentent dans ce monde idéalisé une anomalie que les parents ont de la peine à accepter, eux qui souhaitent que leur bébé soit parfait.», analyse un site plein de bon sens.

Quête de l’enfant parfait mais aussi changement de la société génèrent une telle évolution. En effet, aux oreilles des adultes, les pleurs des bébés figurent dans le peloton de tête des bruits les plus désagréables. Un constat établi par une étude menée en ligne avec un échantillon de plus d’un million de personnes par des chercheurs de l’Université anglaise de Salford.

Si le vomissement arrive en tête du classement, on trouve en troisième position «les pleurs de plusieurs bébés» et, en huitième, «les pleurs d’un bébé», alors que le bruit de la fraise du dentiste n’arrive qu’en vingtième position… Ces bébés sont en bien mauvaise compagnie avec les bruits d’un micro qui disjoncte, des pets, des scènes de violence dans les opéras, des violons qui scient et les cris du diable.

Pourquoi un tel manque de tolérance à l’égard de l’unique moyen d’expression dont disposent les bébés? Confinés autrefois dans leur chambre et appartement, ces petits trésors sont trimballés aujourd’hui un peu partout. Des vernissages aux tables de bistrot, installés dans leur fauteuil relax, ces créatures irritent les oreilles de leur entourage. En témoigne, le créneau child-free qui se développe dans les offres hôtelières. Des vols sans enfants sont même envisagés.

Difficile le métier de parent! Est-ce un des facteurs qui expliquent le grave déficit démographique de la Suisse? Il y a manqué 1,1 millions de naissances ces quarante dernières années pour assurer le maintien de la population. Cette exigence de mettre au monde des bébés silencieux ne stimule pas particulièrement la procréation …