KAPITAL

Restaurateurs genevois en colère

A Genève, les cafetiers sont sur les nerfs et parlent de concurrence déloyale. Des établissements bénéficieraient d’une certaine complaisance de l’Etat. Enquête.

«La loi n’est pas appliquée partout de la même manière. Certains établissements restent fumeurs, d’autres ouvrent jusqu’à l’aube en toute illégalité et d’autres n’ont pas la patente correspondant à leur activité réelle. Si je faisais la moitié de ça dans mon établissement, il y a longtemps que les autorités m’auraient fait fermer. Mais eux peuvent tout se permettre.»

Ce coup de gueule d’un restaurateur genevois n’est pas un cas unique. Beaucoup se plaignent d’une «inégalité de traitement» entre les établissements, entraînant une «concurrence déloyale». Les témoignages sont nombreux, mais rares sont les restaurateurs qui acceptent de parler à visage découvert. «On ne peut rien dire, souffle l’un d’eux. A Genève, si tu oses critiquer l’Usine par exemple, tu es mort.» D’où une totale omerta.

Qu’en est-il? Existe-t-il réellement des inégalités de traitement? Des interventions politiques pour favoriser tel ou tel débit de boisson? Un rapport de la Cour des comptes publié en septembre 2010 jette le trouble sur la manière dont l’Etat fait respecter la loi dans les établissements publics (bars, restaurants, buvette, etc.). Sur les 113 établissements examinés (le canton en compte 3000), 10% ne disposent pas d’autorisation d’exploiter et 6% ne présentent pas une autorisation conforme à leur catégorie.

Selon la Cour, cette situation induit «une inégalité de traitement puisque plusieurs de ces établissements ne sont également pas taxés». 13% des sites ne seraient ainsi pas imposés, ou imposés de manière incorrecte.

Autre injustice: «La Cour a constaté que le montant des amendes infligées à des exploitants […] ne correspondaient pas, systématiquement, au barème interne des sanctions en vigueur. Par ailleurs, une même infraction peut donner lieu à des décisions (fermeture de l’établissement, etc.) et montants de sanctions différents, sans que ces différences puissent être justifiées de manière satisfaisante.»

«On a l’impression qu’il y a des magouilles, dit Patrice Bayard propriétaire de plusieurs restaurants, dont les Cinq Portes aux Pâquis. Moi, je suis serré de près par les autorités et je n’ai pas l’impression que ce soit la même chose pour tout le monde.»

Tous les exploitants ne sont pas du même avis. «La loi est la même pour tout le monde, dit Laurent Terlinchamp, président de la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève (SCRHG). En 2010, il y a eu près de 2000 contrôles. Résultat: 150 établissements qui ne respectaient pas les règles ont été fermés. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dérapages, mais il faut être clair: les contrôles n’ont jamais été aussi intensifs. Après, c’est toujours la même chose. En période de crise, quand les affaires vont mal, certains cherchent des boucs émissaires.»

«D’ailleurs ce n’est pas la faute des établissements inspectés, poursuit Stanislas Zuin, président de la Cour des comptes. Nous n’avons trouvé aucun établissement qui aurait, par exemple, établi de faux documents ou délibérément menti aux autorités. Le problème vient de l’administration.»

Ainsi dans son rapport, la Cour note que «l’absence d’autorisation d’exploiter s’explique principalement par des erreurs de gestion au sein du SCom (Service du commerce, ndlr) telles que l’oubli de dossier (dont un laissé en suspens depuis plus de 7 ans) ou des faiblesses au niveau de l’inspectorat».

Néanmoins, la Cour relève aussi que certains dossiers ont bénéficié d’interventions politiques «visant à contourner le processus habituel, créant ou maintenant une situation irrégulière».

En d’autres termes, certains établissements, que la Cour refuse de nommer, bénéficient de passe-droits, ce qui risque d’engendrer un «affaiblissement de la perception de l’intégrité et de l’éthique au sein de l’administration cantonale». C’est le cas notamment du MOA Club qui a pu fonctionner sans aucune autorisation jusqu’en 2010, grâce au soutien de l’exécutif cantonal, alors même que le bâtiment abritant le club ne respectait pas les normes de sécurité incendie. Cet épineux dossier vient d’ailleurs de s’achever d’une manière très politique avec le rachat du terrain par le Canton pour 14 millions de francs en juin 2011, suivi de l’autorisation d’effectuer les travaux de réaménagement nécessaires délivrée par la mairie de Vernier.

«Suite au rapport publié fin 2010, nous avons fait plusieurs recommandations au SCom afin que la situation s’améliore, explique Stanislas Zuin. Nous publierons un rapport de suivi pour voir où en est le SCom.» Selon nos informations, le Service du commerce aurait mis en place de gros moyens afin d’améliorer sa gestion. «Mais d’importants efforts restent à faire. Il y a encore du travail», résume un proche du dossier.

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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.