En Suisse, les chambres d’hôtes connaissent une croissance spectaculaire de 25% par an. Le phénomène répond à une nouvelle manière de voyager et illustre les idéaux de partage et d’hospitalité.
Accueillir des inconnus chez soi, les conseiller sur les sorties et les visites, leur faire découvrir les produits du terroir, et aborder leur culture… Les valeurs phare du bed and breakfast — hospitalité, partage, authenticité — correspondent à une tendance de fond: «Le voyageur du XXIe siècle ne souhaite plus de vacances standardisées, il veut sortir des circuits classiques, rencontrer l’habitant, explique Jean-Claude Morand, professeur de tourisme à la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève. Loin du tourisme de masse globalisé, il recherche des expériences originales et inédites. L’offre des bed and breakfast correspond à cela.»
Dans ce contexte, le succès des chambres d’hôtes en Suisse n’est pas surprenant: «Nous connaissons une croissance d’environ 25% par an, constate Laurent Tabin, directeur de Bed and Breakfast Switzerland, l’organe qui fédère l’offre au niveau national. Durant les dix dernières années, les chambres d’hôtes se sont multipliées par cinq.» Récemment, l’Office fédéral des statistiques annonçait une croissance de près de 10% des nuitées 2010 par rapport à 2009. Et pour le premier semestre 2011, malgré l’évolution à la hausse du franc, celle-ci atteignait encore 8% de plus que l’année précédente. Pendant ce temps, le secteur hôtelier fait plutôt la grimace avec son 1% de croissance, et se prépare à une fin d’année particulièrement difficile.
Concurrence pour les hôtels
Actuellement, les chambres d’hôtes ne représentent que 1% des nuitées, et donc une concurrence encore faible pour les hôtels, mais il ne faut pas sous-estimer la tendance, car le mouvement de fond est entamé. «Le potentiel est immense, constate Jean-Claude Morand. De récentes études de consommateurs indiquent que pour 45% des clients d’un hôtel, l’accueil représente l’aspect le plus important. L’hospitalité étant le point fort des bed and breakfast, cela montre qu’ils répondent à une demande. Avec un personnel étranger et souvent temporaire, même les meilleurs hôtels ne peuvent pas rivaliser à ce niveau.»
Le spécialiste estime que les chambres d’hôtes pourraient facilement grimper à 5% de parts de marché. Une situation d’autant plus probable qu’en Suisse, et plus particulièrement du côté alémanique, les bed and breakfast se sont développés tardivement et sont encore nettement moins nombreux que dans les pays voisins. Du côté de l’offre, les Suisses sont également de plus en plus à vouloir se lancer dans l’aventure des chambres d’hôtes. «Il y a encore quelques années, il s’agissait principalement de femmes au foyer d’un certain âge, dont les enfants étaient partis du nid en laissant leurs chambres vides, raconte Laurent Tabin. Maintenant, il y a davantage de jeunes qui se lancent.» Et ce que notent les spécialistes, c’est une professionnalisation de l’offre: certains tenanciers ont fait des écoles hôtelières ou d’architecture, et offrent des prestations de standing.
Accueillir des inconnus chez soi serait même devenu une sorte d’idéal, une manière de lutter contre l’individualisation de la société et la globalisation. «Recevoir des gens du monde entier, c’est quelque chose de magique, raconte Marc Tissot, qui a fondé le Bed and Breakfast Wonderlandscape au Grand-Saconnex (GE). Ce sont des moments de partage très enrichissants.» Beaucoup racontent qu’ils se sont liés d’amitié avec leurs hôtes et se réjouissent du respect dont font preuve leurs clients: «Contrairement à l’hôtel, les gens ne laissent jamais leur chambre sens dessus dessous et essaient de faire doucement s’ils rentrent tard», poursuit Marc Tissot. Selon Céline Jeanneret, qui gère la Maison DuBois au Locle, «on ne fait pas ça pour de l’argent uniquement. Depuis que je me suis lancée, je travaille trois fois plus, je gagne trois fois moins, mais je suis trois fois plus heureuse!»
«Tout plaquer pour créer sa chambre d’hôtes a pris la forme d’un « phénomène de société », constate Grégoire Evéquoz, directeur général de l’Office pour l’orientation professionnelle de Genève. Les raisons sont évidemment multiples, mais on observe que les reconversions professionnelles et les nouvelles expériences sont très valorisées socialement aujourd’hui: on rêve de changer de vie, de décor et celles et ceux qui le font sont souvent présentés en modèles. En ce qui concerne les bed and breakfast, le désir de devenir enfin son propre patron trouve sa motivation dans le désir de se réaliser, de revenir à ce qui est essentiel pour soi. On veut faire quelque chose qui a du sens, partager et recevoir, même si dans la plupart des cas cela implique des sacrifices et une modification de son niveau de vie.»
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TEMOIGNAGES
«J’aime faire plaisir aux gens»
Pascal Siggen et Alain Praz, La Grande Maison, Chandolin-près-Savièze (VS)
«Avec mon ami, nous avons toujours adoré recevoir des gens à la maison, raconte Pascal Siggen, instituteur de 37 ans. Le hasard de la vie a fait que j’ai hérité d’une grande maison classée monument historique de mes grands-parents. Nous avons alors décidé d’y aménager sept chambres d’hôtes en 2007. Nous venons maintenant d’ouvrir un restaurant et allons encore aménager trois autres chambres.» Pour gérer son bed and breakfast, Pascal Siggen ne travaille plus qu’à 40% comme enseignant. Son ami Alain Praz possède sa propre entreprise d’informatique et travaille à 100%. Depuis le lancement de La Grande Maison, au dernier étage de laquelle le couple a aménagé son appartement, le succès est au rendez-vous. «Notre bed and breakfast est rentable et nous en tirons un revenu qui équivaut à un bon salaire annuel, explique Pascal Siggen. Nous amortissons gentiment notre investissement, qui s’est tout de même élevé à plusieurs centaines de milliers de francs.» Bénéficiant de l’aide d’une femme de ménage, Pascal Siggen estime qu’il faut un minimum de cinq chambres — la double coûte 160 francs la nuit — pour tirer un revenu intéressant d’une telle structure.
L’affaire est rapidement devenue rentable et La Grande Maison ne désemplit pas les week-ends. «Les gens recherchent le contact avec les locaux et l’authenticité. Les recommandations d’excursions ou de restaurants que nous pouvons leur faire n’ont pas de prix. De mon côté, cela me plaît beaucoup, c’est une façon de vivre. Je n’ai pas de patron et j’aime faire plaisir.»
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«Il faut être bien dans sa tête pour se lancer»
Marc Tissot, Wonderlandscape, Grand-Saconnex (GE)
De retour des Etats-Unis après une carrière d’acteur, Marc Tissot, fils d’une famille de paysans du Grand-Saconnex, décide de se reconnecter avec sa nature profonde: «Les vraies relations, l’hospitalité, la simplicité, la générosité: le bed and breakfast correspond à tout cela, c’est pourquoi j’ai décidé d’en ouvrir un.» En accord avec sa famille, Marc Tissot réaménage sa maison pour y exploiter trois chambres. «Etant éloigné du centre de Genève, je reçois avant tout des gens qui travaillent pour les organisations internationales et j’assiste à d’étonnants et enrichissants mélanges de cultures. Ce sont pour la plupart des clients fidèles. Des amitiés profondes sont nées ici. Ce que j’apprécie le plus, c’est lorsque mes hôtes me disent qu’ils se sentent ici comme à la maison.»
Les chambres du Wonderlandscape — dont le prix varie entre 120 et 240 francs la nuit — sont occupées quasiment tout au long de l’année. Une affaire rentable? «Oui, lorsque mes hôtes restent pour de longs séjours. Mais c’est beaucoup de travail et je n’ai que l’aide d’une repasseuse. J’en tire un petit revenu, mais je dois investir passablement dans l’entretien. Cela ne me suffit pas pour vivre, alors je gère encore une entreprise de paysagisme à côté. Pour se lancer dans un bed and breakfast, il faut être bien dans sa tête, car il faut être disponible et tolérant avec les gens que l’on reçoit. Je ne pense pas que cela soit compatible avec des problèmes personnels.»
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«Je dois refuser du monde»
Céline Jeanneret, La Maison DuBois, Le Locle (NE)
«J’ai toujours adoré l’hôtellerie, mais fréquenter une école hôtelière était au-dessus de mes moyens quand j’étais jeune, raconte Céline Jeanneret, qui gère la Maison DuBois au Locle depuis 2005. C’est pourquoi j’ai fait une première carrière dans les assurances avant de m’investir dans un bed and breakfast. Partager, recevoir, créer, c’est une vraie passion pour moi.»
Ayant grandi au Locle, la jeune femme de 35 ans avait alors contacté la famille Dubois, propriétaire d’une fabrique historique de montres au centre de la ville, afin de l’aménager en bed and breakfast. Les propriétaires s’enthousiasment pour le projet et laissent carte blanche à la jeune femme. «J’ai aménagé cinq chambres en conservant l’âme des lieux. Le petit-déjeuner se prend même sur un établi!» Pour des tarifs allant de 80 à 140 francs, la clientèle, provenant du monde entier, est conquise. «Il y a beaucoup de passionnés de montres qui visitent les grands musées et ateliers de la région. Je suis victime de mon succès: je dois refuser beaucoup de demandes et les réservations doivent parfois se faire des mois à l’avance.» En plus de ce cadre exceptionnel, Céline Jeanneret propose des déjeuners-buffets mémorables, avec de nombreuses pâtisseries régionales faites maison. A tel point que les autochtones se pressent maintenant chez elle les week-ends.
«Tout cela m’occupe évidemment à 100% et 7 jours sur 7. Cela fonctionne bien au niveau financier, mais je gagne moins que si j’étais restée employée de commerce. Et je passe énormément de temps avec mes hôtes, qui m’appellent tous par mon prénom. C’est ce partage et cette authenticité qui sont appréciés, je crois.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.
