KAPITAL

Du pétrole artificiel, c’est déjà possible

Une entreprise espagnole a mis au point une technique permettant de créer du pétrole en récupérant les émissions polluantes des usines. Elle suscite un vif intérêt dans le monde entier. Explications.

Recycler nos émissions de CO2 pour fabriquer du pétrole? Voilà le pari fou d’une entreprise espagnole. «L’idée m’est venue à l’époque de la sortie du film d’Al Gore sur le réchauffement climatique», raconte Bernard Stroïazzo-Mougin, ingénieur à l’origine du projet.

Alors que la nécessité de réduire les gaz à effet de serre marque de plus en plus les consciences, Bernard Stroïazzo-Mougin se souvient que le gaz carbonique relâché par nos usines et nos voitures dans l’atmosphère est le même que celui qui, après interaction avec des végétaux, se trouve à l’origine du pétrole fossile. «Je me suis dit qu’il devait y avoir un moyen de renverser le processus.» Après cinq ans de recherches menées en collaboration avec les universités de Valence et d’Alicante, son système de conversion énergétique accélérée voit le jour. La première usine de la société Bio Fuel Systems ouvre ses portes à l’été 2010 à Alicante, à proximité d’une cimenterie dont elle récupère les émissions.

Concrètement, le CO2 est dans un premier temps injecté dans des réacteurs remplis d’un concentré de micro-algues. Sous l’effet de la photosynthèse — les réacteurs sont conçus de manière à absorber l’énergie solaire — le carbone gazeux se transforme en carbone organique. Dans un second temps, la biomasse obtenue est transformée en pétrole grâce à un traitement thermochimique recréant de manière accélérée le processus naturel qui s’est produit il y a des millions d’années. Il faut 48 heures à Bio Fuel Systems pour créer un pétrole artificiel qui dispose des mêmes propriétés et couvre les mêmes applications que le pétrole fossile.

«Il s’agit bien de pétrole, et non de biodiesel», insiste Bernard Stroïazzo-Mougin. Une fois raffiné, il peut être utilisé sans adaptation particulière dans les moteurs. «On peut aussi en tirer des dérivés tels que le plastique, la peinture ou encore le nylon», note Bernard Stroïazzo-Mougin.

L’utilisation d’algues, de plus en plus populaire dans la fabrication de biocarburants, est l’un des autres avantages de la technique. «L’intérêt principal des algues réside dans le fait que leur potentiel énergétique par hectare est très élevé comparé à celui des matières premières issues de l’agriculture traditionnelle, indique Sébastien Haye, manager pour les questions environnementales à la Table ronde sur les biocarburants durables de l’EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne). Elles peuvent être concentrées dans des tubes verticaux qui occupent une faible surface au sol. De plus, ces installations peuvent être placées sur des terres non-fertiles, donc n’entrent pas en compétition avec la production de nourriture.»

Mais le point fort du procédé repose évidemment sur le recyclage du gaz carbonique. Il faut 2’168 kilos de CO2 à Bio Fuel Systems pour fabriquer un baril de pétrole. Selon les données de l’entreprise, l’élaboration de ces 159 litres de brut et leur combustion finale, par exemple sous forme d’essence, émet 1’230 kilos de CO2: 938 kilos de CO2 sont donc neutralisés.

Sébastien Haye estime toutefois qu’il faut observer ces chiffres avec prudence: «A mes yeux, l’argument du bilan carbone négatif reste difficile à concevoir car les calculs proposés ne semblent pas reposer sur une analyse du cycle de vie complète (écobilan). En général, le carbone capté par les algues finit toujours par être relâché dans l’atmosphère, soit lors de la combustion du carburant, soit lors de la décomposition des résidus. Pour faire réellement ‘sortir’ le carbone du cycle, il faudrait qu’il soit stocké par des organismes biologiques, comme des animaux à coquille ou les forêts par exemple, ou l’enfouir dans le sous-sol. L’entreprise ne présente que des calculs succincts. Il faudrait beaucoup plus de données pour savoir ce qu’il en est réellement. Mais même si le bilan carbone de cette technique n’est pas négatif, je ne doute pas qu’il puisse être meilleur que celui du pétrole fossile, ce qui représente déjà une bonne chose.»

L’intérêt pour la découverte de Bernard Stroïazzo-Mougin est en train de prendre de l’ampleur. Deux nouvelles usines sont actuellement en cours de construction, sur l’île portugaise de Madère et dans le sud de l’Espagne. «Sans compter d’autres projets en passe de voir le jour dans différents endroits du globe», se réjouit l’ingénieur.

Quant au prix du pétrole de Bio Fuel Systems, il s’avère compétitif: en dessous de 100 dollars le baril, et donc comparable à celui du pétrole fossile. Pour l’instant, il n’est pas encore commercialisé. Mais la société se prépare à entrer sur le marché prochainement avec des sous-produits organiques puis, dans un second temps, des produits pétroliers destinés à la pétrochimie. Alors, à quand le plein d’essence à base de CO2 recyclé? Bernard Stroïazzo-Mougin estime qu’«il faudra encore patienter quelques années. Dans trois ou quatre ans, on pourra l’envisager.»