LATITUDES

Concerto en réseau majeur

En jouant ensemble depuis différents lieux, des musiciens inventent des orchestres délocalisés et suscitent de nouveaux modes de création. Rencontres.

Jules Verne en rêvait, internet l’a fait. En 1875, l’écrivain français envisageait, dans un texte intitulé Une ville idéale en l’an 2000, la possibilité d’un concert en réseau: «Pianowski, jouait à Paris, à la salle Hertz; mais au moyen de fils électriques, son instrument était mis en communication avec des pianos de Londres, de Vienne, de Rome, de Pétersbourg et de Pékin.

Aussi, lorsqu’il frappait une note, la note identique résonnait-elle sur le clavier de ces pianos lointains, dont chaque touche était mue instantanément par le courant voltaïque!» Ce scénario imaginaire est désormais devenu une réalité. Grâce aux nouvelles technologies, de plus en plus de musiciens séparés géographiquement expérimentent le champ des possibilités offertes par la «télémusique».

Musique à distance

C’est ainsi le cas du duo de musique électro-pop Tim & Puma Mimi. Lui mixe à Zurich, elle chante à Tokyo, et ils se produisent en concert ensemble, via Skype. Tim est sur scène, tandis que Puma Mimi apparaît sur grand écran. Ce choix s’est en fait imposé par hasard et plutôt à défaut de ne pouvoir être réunis physiquement. Christian Fischer et Michiko Hanawa, de leurs vrais noms, se sont rencontrés pendant leurs études en Hollande. «Par la suite, nous sommes restés en contact par le biais de Skype, raconte Christian Fischer, alias Tim. Un jour, après deux ou trois heures passées devant nos webcams, comme on n’avait plus rien à se dire, j’ai commencé à jouer de la guitare face à l’écran et Michiko à chanter. Tout est parti de là.» Quelque temps plus tard, lorsque des amis de Christian l’invitent à participer à leur festival de nouveaux médias, il propose, un peu par plaisanterie, de réaliser un concert en duo avec Michiko, alors au Japon. Le concept était lancé.

Avec le décalage horaire entre la Suisse et le Japon, leurs concerts à distance engendrent des situations plutôt étonnantes. «Alors que Christian joue sur scène devant un public, moi je chante dans ma chambre à 5 heures du matin, seule et en pyjama!» raconte la chanteuse. Moins cocasse, le fait que Michiko ne puisse pas voir le public quand elle chante, la technologie étant trop lourde, et de ne pas pouvoir échanger ses impressions avec Christian juste après le concert. «Christian doit rapidement éteindre son ordinateur et quitter la scène. Moi je vais me coucher.»

Cette collaboration à distance les incite «à expérimenter de nouvelles manières de créer», confie Michiko. Mais pour Tim & Puma Mimi, les concerts sur Skype n’apparaissent pas comme une fin en soi, et ils préfèrent se produire ensemble sur la même scène.

George Robert, directeur du département de jazz de la Haute Ecole de Musique de Lausanne (HEMU), se réjouit de son côté des nouvelles possibilités qu’offrent les concerts en réseau. Ce saxophoniste s’est récemment produit avec quatre autres musiciens répartis en Europe. Une initiative de la société Cisco, spécialisée dans l’élaboration de systèmes de visioconférence: «Le projet consistait à déterminer comment réaliser un concert en simultané et où se situaient les problèmes techniques», explique George Robert. Ils ont alors constaté que deux musiciens parvenaient à être sur la même longueur d’onde, mais dès le troisième, apparaît un décalage. «La technologie actuelle est adaptée pour des personnes en conférence et ne pourrait pas dépasser la vitesse de la lumière», indique George Robert. Les techniciens planchent donc sur une manière de pouvoir réduire le temps de latence.

Un décalage sonore à exploiter

Pour le jazz, la synchronisation rythmique est essentielle, d’où l’intérêt de réduire les décalages. Il n’en va pas de même pour la musique plus expérimentale. Jérôme Joy, chercheur et compositeur français, exploite d’ailleurs pleinement les contraintes imposées de la musique en réseau: «A quoi bon tenter de reproduire fidèlement les concerts traditionnels? Il me semble plus intéressant de développer d’autres pistes, en intégrant le décalage de son.»

Jérôme Joy utilise ainsi une technologie qui permet un son de plus grande qualité que sur Skype mais dont le temps de latence est de vingt-cinq à trente secondes. «Sur ce vaste espace acoustique que représente internet, les conditions de jeu sont évidemment différentes, mais elles suscitent la production de nouvelles écritures musicales.»

Ainsi, parmi ses nombreux projets en cours dans le domaine, Jérôme Joy collaborera l’an prochain avec le compositeur anglais John Eacott sur une œuvre créée en direct, à partir d’un capteur placé dans un fleuve. «Les données récupérées à partir de ce milieu seront analysées et musicalisées en direct par des instrumentistes. Un concert joué par des musiciens mais composé par le fleuve en quelque sorte.» On touche ici au domaine de la sonification, en d’autres termes: comment rendre sonores des données qui ne le sont pas?

Un phone-spectacle intercontinental

Au théâtre aussi, les réseaux ont fait leur entrée sur scène. En 2008, le collectif germano-suisse Rimini Protokoll a mis en scène Call Cutta in a Box. Un «phone-spectacle» intercontinental qui se joue au téléphone et via Skype. Le spectateur se retrouve en ligne avec l’opérateur d’un centre d’appel en Inde, à Calcutta. Est-ce un comédien? Ce qu’il raconte est-il inventé? Une conversation s’engage alors, entre fiction et réalité.

Le collectif Rimini Protokoll, dont fait partie le metteur en scène soleurois Stefan Kaegi, est reconnu pour être l’un des initiateurs du théâtre dénommé «mouvement de la réalité». Le collectif met en scène des personnes de la vie réelle, des «experts», qui jouent sur scène leur propre rôle, brouillant ainsi la frontière entre fiction et réalité. La performance Call Cutta in a Box a été récompensée en 2009, à l’occasion du Prix Ars Electronica, une compétition internationale d’art numérique.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.