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Human Brain Project: les botanistes du cerveau humain

Henry Markram, professeur à l’EPFL, a imaginé une expérience sans précédent, qui vise à simuler le cerveau humain sur un supercalculateur. Présentation détaillée d’un pari colossal.

Une forêt de lianes entrelacées grandit sur un écran d’ordi­nateur. Cette patiente reconstruction informatique qui fait pousser des neurones virtuels l’un après l’autre peut aujourd’hui reproduire jusqu’à un million de cellules nerveuses. Il s’agit certes d’un nombre impressionnant, mais il ne correspond qu’à quelques millimètres cubes de cerveau. Pour le faire à l’échelle de l’Homme, le Human Brain Project (HBP), mené par l’EPFL devra simuler 100 milliards de neurones et un nombre encore plus vertigineux de connexions: 100’000 milliards.

Le but ultime est de déchiffrer le «code neuronal» pour comprendre comment cet entrelacs infini de connexions nerveuses nous donne la faculté de voir, de reconnaître, de parler et de penser. Le projet HBP devra s’appuyer sur des milliers d’expériences et attendre l’arrivée de supercalculateurs 1000 fois plus performants qu’aujourd’hui — sans compter un financement massif.

Unifier toutes les neurosciences

«Je ne pense pas que l’approche traditionnelle arrivera à déchiffrer le cerveau», lance Henry Markram. Le directeur du Human Brain Project est arrivé à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne en 2005. C’est un homme posé, aux yeux bleus perçants et dont la voix douce et calme fait penser à celle de l’ordinateur HAL dans le film «2001, l’Odyssée de l’espace».

«La recherche est trop fragmentée, il faut l’unifier. Etudier d’un côté des scans d’imagerie cérébrale et de l’autre des cellules nerveuses au microscope ne suffira pas. Il faut réussir à intégrer toutes les données issues des neurosciences.» Le chercheur sud-africain est convaincu qu’il poursuit la bonne méthode: simuler sur ordinateur une reproduction de la réalité aussi fidèle que possible basée sur tout ce que nous savons des neurones.

Résumée sommairement, cette stratégie consiste à jeter tous les ingrédients connus dans une grande casserole — un super-ordinateur — et regarder ce qui se passe. Mais cette description simpliste ne fait pas honneur à la difficulté de la tâche. Sur le chemin les menant à leur cerveau numérique, les scientifiques du HBP devront produire une quantité industrielle de données sur le cerveau: de la forme des neurones à leurs propriétés électriques en passant par les réseaux qu’ils tissent, les gènes qu’ils expriment et les neurotransmetteurs qu’ils libèrent. «Je vois notre projet comme une route, dit Henry Markram. Elle va dans la bonne direction, mais je ne sais pas quand nous y arriverons. Il n’y a jamais de garantie dans la recherche.»

Le Human Brain Project repose sur un principe qui considère que le cortex s’organise de manière partiellement aléatoire et qu’il n’est pas nécessaire de connaître les caractéristiques et la position exactes de chaque neurone. Si cette hypothèse est correcte, un nombre limité de règles guident la croissance des neurones et leurs connexions sans leur imposer un emplacement précis. Il suffit alors de connaître ces principes pour pouvoir générer de manière automatique des neurones virtuels et ainsi reconstruire un cerveau. Lister la position exacte de toutes les synapses dépasserait de loin la quantité d’informations pouvant être contenue dans le code génétique — un argument qui renforce la thèse que des règles génériques suffisent pour gouverner la croissance d’un cerveau, qu’il soit biologique ou informatique.

Les botanistes du cerveau

«Nous avons effectué plus de 20’000 expériences pendant quinze ans pour découvrir les principes qui organisent l’arrangement des neurones», détaille Henry Markram. Les chercheurs de son équipe prélèvent d’abord de fines tranches de cortex chez le rat. Ils observent au microscope électronique la forme des cellules et les testent électriquement à l’aide de minuscules électrodes qui excitent les neurones et enregistrent leur réponse. En se basant sur leur forme et leurs propriétés électriques, les chercheurs ont défini plus de 200 types différents de cellules. Tels des botanistes attelés à faire le recensement d’une forêt tropicale, les chercheurs établissent ensuite des statistiques: combien de neurones de chaque type se trouvent dans telle ou telle région du cortex.

Entre alors en scène le super-ordinateur. Au hasard, il sème des neurones virtuels en respectant leurs statistiques et fait pousser leurs filaments (l’axone et les dendrites). Il implémente ensuite les connexions (les synapses) en effectuant un savant calcul basé sur la distance séparant les filaments appartenant à des neurones différents et la probabilité d’avoir tel ou tel type de connexion entre ces cellules. Pour l’instant, les chercheurs ont travaillé sur la colonne corticale du rat, une structure d’un millimètre cube contenant quelque 10’000 neurones et qui se répète dans le cortex en un million d’exemplaires.

Comme toute simulation numérique, celle du HBP devra franchir l’étape cruciale de la validation et être vérifiée sur une quantité importante de données expérimentales. Certains scientifiques restent sceptiques face à l’idée que simuler la Nature par ordinateur nous permette vraiment de la comprendre. «De manière générale, on peut dire que les simulations ne font que remplacer une boîte noire inconnue (la réalité) par une autre (le modèle). Celui-ci est tout aussi complexe que le monde réel mais ne permet pas forcément de dégager de principes fondamentaux», commente Daniel Loss, physicien à l’Université de Bâle.

Une première validation a été annoncée en 2008: appelé alors «Blue Brain», le modèle d’Henry Markram put reproduire des oscillations gamma (des ondes cérébrales lentes détectables par EEG). Récemment, les chercheurs ont remarqué que certaines statistiques des connexions observées sur des rats sont bien reproduites par l’algorithme virtuel — une propriété «émergente» de la simulation qui ne fait pas partie des règles utilisées pour la construction du cerveau artificiel. «Ces résultats ont été obtenus sans ajuster les paramètres de la simulation», souligne Richard Walker, porte-parole du Human Brain Project.

Des réseaux de neurones informatiques existent depuis des décennies, mais ils se basent sur des simplifications drastiques de leur fonctionnement — et restent bien loin des capacités du cerveau.

Henry Markram poursuit le chemin inverse et cherche à incorporer le plus de détails possible. Une reproduction parfaite de la réalité — qui tiendrait compte par exemple de tous les atomes du cerveau — devrait en principe reproduire son fonctionnement, mais reste impossible en pratique. L’équipe du HBP espère pouvoir inclure suffisamment de détails pour que quelque chose émerge de la simulation: la perception, la cognition, l’intelligence. Le chercheur sud-africain veut aller toujours plus loin avec les détails de sa simulation. Il étudie les canaux ioniques, des molécules situées à la surface des neurones qui propagent et façonnent les signaux électriques, et veut incorporer l’effet des neurotransmetteurs, ces molécules qui transmettent et modulent l’information à travers les synapses reliant les différents neurones.

Le chercheur veut tenir compte de ces aspects non pas seulement de manière phénoméno­logique (à l’aide d’équations décrivant les effets observés) mais également au niveau microscopique, en modélisant les molécules elles-mêmes. En étudiant les gènes exprimés dans les différents types de neurones, il espère pouvoir un jour connaître les propriétés des neurones directement via la génétique, sans passer par de fastidieuses expériences d’électrophysiologie effectuées sur des tranches de cortex.

Du rat à l’homme

Chacune de ces étapes constitue un programme de recherche majeur. Cela ne refroidit pas Henry Markram: «Il ne s’agit pas de faire tout en parallèle. Ce serait absurde d’intégrer l’effet des protéines avant d’avoir inclus la génétique. Les validations de notre modèle nous indiqueront ce qu’il faut améliorer et quels éléments doivent être pris en compte. Il restera impossible de simuler à l’échelle moléculaire un ensemble important de neurones, mais nous pourrons le faire de manière sélective, en «zoomant» uniquement sur certaines cellules particulièrement actives.»

La taille de la simulation augmentera progressivement pour passer du rat à la souris, au chat, au macaque et pour finir à l’homme. «La base de la construction des cerveaux est la même chez tous les mammifères, seules les règles changent. Nous devrons déterminer comment les modifier pour reproduire les différences observées sur les différentes espèces, que ce soient certaines statistiques sur les connexions neuronales ou encore des signaux émergents détectés par EEG ou imagerie médicale.» C’est un triple mouvement: des cerveaux numériques plus grands qui incorporent davantage de détails microscopiques et feront émerger une complexité croissante: des aspects fonctionnels pour le chat, de comportement pour le macaque et de cognition pour l’humain.

Déchiffrer le code neuronal

Reste encore le Graal des neuro­scientifiques: réussir la «rétro-ingénierie» du cerveau, à savoir déchiffrer le code neuronal et expliquer comment notre cortex analyse les informations et prend des décisions. Si l’on peut décrypter le fonctionnement d’une puce informatique en mesurant patiemment les courants électriques qui la traversent, Henry Markram pense qu’une telle approche est vouée à l’échec pour le cerveau: «On peut certes imaginer introduire un nombre croissant d’électrodes sur des animaux — 100, 1000, 100’000. Mais cela ne suffira jamais pour pouvoir déchiffrer le code neuronal. De plus, l’éthique rudimentaire exclut de telles expériences chez l’humain.»

Henry Markram compte utiliser sa simulation pour effectuer, en une fraction de seconde, toutes les expériences dont pourraient rêver les neuroscientifiques. Maîtres de leur simulation, les chercheurs pourront instantanément lire les caractéristiques électriques, chimiques et génétiques des neurones numériques. Ils pourront insérer des électrodes virtuelles ou mesurer des champs électriques moyens à la surface du cerveau pour simuler une séance d’EEG. A l’instar des modèles climatiques utilisés pour estimer les conséquences des différents scénarios d’émission du CO2, il s’agit d’un sacrifice de la réalité au profit d’une disponibilité absolue.

Si cette démarche peut séduire, il lui manque encore deux aspects absolument essentiels: la plasticité et la perception de l’environnement. «Le cerveau humain est à la naissance capable de bien peu de choses, souligne le neuroscientifique américain Jeff Lichtman. L’intelligence s’acquièrt progressivement au cours des premières années.» Selon le dogme central des neurosciences, l’apprentissage passe par la plasticité du cortex: sans cesse, la forme des signaux électriques transmis par les neurones se modifie, des nouvelles connexions se créent et des anciennes disparaissent. Or, apprendre exige d’avoir un but. Il faut donc pouvoir agir sur un environnement que l’on peut percevoir, ce qui passe nécessairement par des dispositifs sensoriels et moteurs. Sans incorporer la plasticité et une connexion à des input et output, la simulation n’aura aucune possibilité d’apprendre — ce qui est bien la caractéristique première d’un cerveau.

Sans surprise, le directeur du Human Brain Project déclare vouloir intégrer ces deux éléments. «Nous allons implémenter la plasticité, mais il nous faut d’abord déterminer les contraintes globales qui limitent le type de modifications permises. Nous connecterons ensuite la simulation à des dispositifs sensorimoteurs. D’abord virtuellement, ensuite à travers un robot.»

C’est seulement à ce moment-là que les chercheurs sauront enfin si leur immense pari aura fonctionné: créer un ersatz de cerveau «in silico». Sera-t-il conscient? «Je ne sais pas s’il est possible de construire un modèle qui fasse émerger la conscience, répond Henry Markram. Bien entendu, nous serions très heureux si c’était le cas. Mais pour moi ce n’est pas la question la plus pressante.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.