En 1991, la chanteuse Natalie Cole enregistrait un duo post-mortem avec son père Nat King Cole décédé 26 ans plus tôt. Cette nouvelle version de «Unforgettable» avait atteint le sommet des hit-parades, tout en suscitant un débat quant à sa démarche.
Certains acclamaient ce dialogue émouvant entre le père et la fille, d’autres n’y voyaient que cupidité et paresse de la part d’une chanteuse qui ne faisait que coller sa voix sur un standard.
Vingt ans plus tard, Jennifer Lopez chante sur la musique de la «Lambada» et personne ne s’offusque du procédé. Entretemps, le sampling, cet échantillonnage de la musique, de même que le remix, se sont imposés comme des composants essentiels de la création musicale.
Recyclage du passé et greffes dans d’autres univers stylistiques ne touchent de loin pas que la musique. L’art contemporain joue constamment sur le principe de la réappropriation et de la citation. Selon le théoricien français Nicolas Bourriaud, les artistes sont devenus des «sémionautes» (interprètes de signes) et des «programmateurs» de formes avant d’être des créateurs.
Sur le même modèle, de nombreux vidéoclips, pochettes d’album et publicités apparaissent comme des pots-pourris d’éléments pêchés dans différents univers visuels. Une grande partie des blogs ne fait qu’amasser du contenu pioché pour créer un mur d’inspiration ou une chambre d’adolescent. La mode se cite et se re-cite en permanence. La décoration joue l’éclectisme à l’image de l’architecte d’intérieur Jacques Garcia, qui crée des espaces mariant minimalisme, néo-gothique, exotisme, ou encore style Napoléon III.
«Un jour, j’ai regardé autour de moi et je me suis dit que je vivais dans un poster de Rauschenberg, la chanson que j’écoutais était un Rauschenberg, et mon recueil de poèmes de chevet, construit à partir de morceaux d’autres poèmes, en était un aussi», constate avec un humour désabusé l’essayiste Mandy Kahn au début du livre «Collage Culture», qu’elle publie avec l’artiste Aaron Rose et le graphiste Brian Roettinger aux éditions JRP Ringier.
Mais si tout a l’air d’un collage pop, tout n’en a plus forcément la force visuelle et conceptuelle. «Les collages sont si omniprésents qu’on ne les remarque plus», regrette l’essayiste américaine, rencontrée récemment à Paris lors de la promotion de son livre.
Quand Picasso et Braque l’inventèrent vers 1910, puis lorsque les dadaïstes en firent leur médium de prédilection, le collage avait une puissance subversive et révolutionnaire. Il devait rapprocher l’art de la vie, combattre le bon goût, les valeurs bourgeoises, l’ordre dominant. Sous différentes formes, comme les cut-ups de William Burroughs ou les détournements des situationnistes, il a conservé une dimension expérimentale et critique jusque dans les années 90.
L’informatique, avec les touches couper/coller, a fait directement passer ce procédé artisanal au stade post-industriel. Dans le même temps, internet a rendu accessible presque tout le répertoire culturel du passé. Il n’en fallait pas plus pour que la pop culture se réapproprie le collage, le réduisant au passage à une simple esthétique qui ne provoque plus de débat sur les notions d’originalité, d’auteur et de propriété intellectuelle.
Cette accessibilité sans limites peut donner lieu à des œuvres vertigineuses comme le film «The Clock» de l’artiste américano-suisse Christian Marclay, présenté cette année à la Biennale de Venise. L’artiste suisse a réuni près de 3000 séquences de films où apparaissent des horloges et des montres, puis il les a assemblés de manière chronologique dans un montage synchronisé qui dure une journée entière; son film, diffusé en boucle, «donne l’heure» à tout moment du jour ou de la nuit.
Mais pour cet incontestable chef-d’œuvre, combien de tièdes revivals? «La culture du collage utilise l’esthétique visuelle des sous-cultures du siècle passé, mais laisse tomber leur dimension philosophique», regrette ainsi l’artiste Aaron Rose.
Mandy Kahn constate pour sa part que ces objets hybrides brouillent notre perception du monde. «J’avais l’intuition, dit-elle, que la gestion par notre cerveau de plusieurs signaux divergents provenant d’un même objet pouvait provoquer des nausées semblables au mal de mer, qui est provoqué par un conflit entre le corps qui ressent du mouvement et les yeux qui indiquent l’immobilité. Johannes Burge, un chercheur sur les systèmes de perception de l’université d’Austin, m’a confirmé que mon hypothèse était plausible.»
Il n’est ainsi pas impossible que l’omniprésence du collage contribue à notre sensation d’être submergés d’informations. C’est du moins l’impression laissée par les «mash-ups» du musicien américain Lady Talk, qui compose des morceaux en mettant bout à bout à peine quelques secondes de centaines de titres existants.
Difficile pourtant d’imaginer un avenir créatif au-delà du collage comme l’a montré une expérience des auteurs de «Collage Culture». «Nous avons proposé à seize artistes de réaliser la partie visuelle du livre en leur spécifiant de créer sans référence, pour voir ce que pourrait être l’ère du post-collage. Ils étaient très excités par le projet, mais ils ont abandonné en arguant qu’il leur était impossible de créer sans référence», raconte Mandy Kahn.
Dans un récent essai baptisé «Homo Sampler» (éditions Inculte) sur les métamorphoses de la pop culture contemporaine, le professeur de littérature espagnol Eloy Fernandez Porta expliquait que «celui qui sample rejette le temps progressif et lui préfère une temporalité en stase». En proclamant la fin de l’histoire et la mort des avant-gardes, notre monde occidental a lui aussi rejeté le temps linéaire. Ne reste plus alors qu’à réinterpréter les grands récits du passé. Si possible, de manière critique.
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«Culture Collage», textes (en anglais) d’Aaron Rose et Mandy Kahn, design Brian Roettinger, JRP-Ringier, 95 pages.
«Homo Sampler», Eloy Fernandez Porta, éditions inculte, 388 pages.