Miné par le franc fort et la concurrence accrue des produits étrangers, le célèbre fromage suisse s’exporte de plus en plus mal. Sa production a chuté de moitié en dix ans. Un mythe s’effondre sous nos yeux.
Nul n’est prophète en son pays. Un adage qui s’applique plutôt bien à l’emmental, jusqu’ici le plus célèbre et exporté des fromages suisses. Ce symbole helvétique, que les Américains appellent «Swiss cheese», et dans les trous duquel la souris Jerry tente d’échapper à Tom le chat, n’est pas aimé chez lui. Selon une enquête de consommation, les Suisses lui préfèrent le gruyère. Pire, c’est désormais la mozzarella qui culmine en tête des préférences indigènes! Et ce n’est même pas le plus gros souci des producteurs de la vallée de l’Emme, dans le canton de Berne: les deux tiers de leurs meules sont vendues à l’étranger, principalement dans les pays de l’Union européenne, c’est donc la force du franc qui vient compliquer une situation déjà difficile.
Les chiffres illustrent ce désastre. De 2000 à 2010, la production d’emmental est passée de 45’000 à 27’000 tonnes annuelles (-40%) et le nombre de fromageries de 418 à 171 (-60%). Cette année, les exportations ont chuté drastiquement, notamment vers l’Italie, traditionnellement le plus gros marché de l’emmental suisse. A la belle époque, les fromageries pouvaient écouler leur production jusqu’à 12 francs par kilo, alors qu’elles en gagnent moins de la moitié actuellement. Alors forcément, certaines d’entre elles doivent mettre la clé sous la porte et le mouvement risque de continuer. Comment a-t-on pu en arriver là?
«L’emmental est le fromage le plus copié au monde», explique Manuela Sonderegger de Switzerland Cheese Marketing, organisation responsable de la promotion des fromages suisses. Plus de 350’000 tonnes d’emmental sont fabriquées dans l’Union européenne, principalement par la France et l’Allemagne, mais aussi par d’autres pays comme l’Autriche ou la Finlande. L’emmental suisse ne représente même pas 10% de cette production.
«Nous avons en plus un problème de prix, ajoute Manuela Sonderegger. Certains emmentals français se vendent jusqu’à 5 euros de moins par kilo!» Les prix suisses, certes plus élevés, auraient pu être protégés et défendus par une appellation d’origine contrôlée (AOC). Or, si l’AOC Emmentaler est reconnue par la Suisse, elle a été refusée par le Parlement européen en mai 2011. Selon ce dernier, la dénomination Emmental qualifie une sorte de fromage qui n’a plus rien à voir avec la région du canton de Berne.
Malgré ce revers, Manuela Sonderegger estime qu’il est possible, à l’aide d’une campagne marketing, «de convaincre le consommateur étranger de payer plus pour un produit de grande qualité, même sans AOC. Contrairement aux emmentals étrangers, le suisse est un produit naturel, qui ne contient pas d’additifs et est issu de petites fromageries.»
Michel Pellaux, secrétaire général de Cremo, l’un des leaders de l’industrie laitière suisse, ne partage pas cet optimisme. Il considère que la production d’emmental va encore diminuer, «jusqu’à un niveau compris entre 12’000 et 15’000 tonnes». D’autres observateurs de la branche tablent sur la disparition d’un tiers de fromageries supplémentaires.
Il faut dire que les racines du problème sont profondes, et datent de l’époque où la Confédération subventionnait massivement la filière du lait. Près de la moitié du lait produit en Suisse était alors transformé en emmental, dont la production s’élevait jusqu’à 50’000 tonnes par année. La majorité du fromage était exportée à grand coup de subventions. «Quand l’Etat s’est retiré en 1999, nous étions dans une situation de surproduction, commente Arthur Fasel, de l’interprofession Emmentaler Switzerland. La branche a dû se restructurer et ce n’est pas fini.»
Cette restructuration s’est évidemment faite dans la douleur, avec des querelles interminables entre les fromagers sur les volumes à produire. «Nous avons essayé de limiter la quantité d’emmental, afin que les prix ne diminuent pas trop, explique Arthur Fasel. Mais certains fromagers se sont retirés de notre organisation pour produire à leur guise.» Depuis quelques mois, la situation semble s’être stabilisée, avec un retour de quasiment tous les producteurs au sein de l’organisation faîtière, mais les prix du kilo d’emmental ne remontent toujours pas.
«C’est la preuve que le problème de l’emmental n’est pas seulement une question de volume de production, observe Michel Pellaux chez Cremo. La vraie difficulté est que l’emmental suisse ne se différencie pas assez de ses concurrents allemands et français. Ces derniers sont affinés environ 2 mois, contre 4 mois pour l’emmental suisse. Or, il faudrait que nous affinions nos fromages entre 8 et 10 mois en cave humide pour produire des meules haut de gamme avec un arôme distinct. D’ailleurs, les emmentals affinés de la sorte se vendent bien, en Suisse comme à l’étranger. Evidemment, il s’agit d’un marché de niche et on ne va pas écouler plus de 15’000 tonnes d’un tel produit. Cela n’empêcherait pas nos producteurs de concevoir parallèlement un fromage à trous moins cher, qu’ils n’appelleraient pas emmental. Il existe un marché pour le bas de gamme également.»
En attendant, la branche continue de se concentrer uniquement sur les quantités de ses fromages. D’ici à quelques mois, elle prévoit également d’introduire une bactérie dans ses meules AOC, qui permettra de les distinguer des copies. Une mesure efficace selon Michel Pellaux, mais qui restera insuffisante pour gagner de nouvelles parts de marché. Avec une année 2012 qui s’annonce plus difficile que jamais, l’avenir de l’emmental s’annonce fragile. Et ce symbole helvétique risque de devenir une rebibe d’un passé alpin, une tranche d’histoire en somme.
_______
Huit siècles pour un fromage
L’origine de l’emmental remonte au XIIIe siècle dans la vallée de l’Emme, située à l’est du canton de Berne. Fromage d’alpage à l’origine, sa production s’est établie en plaine dès 1815 et s’est ensuite étendue dans les cantons d’Argovie, Berne, Glaris, Lucerne, Schwytz, Soleure, Saint-Gall, Thurgovie et Zoug. Dès le XIXe siècle, l’Allgäu, une région au sud de l’Allemagne, se met aussi à produire de l’emmental, appelé «Allgäuer Emmentaler». Elle sera suivie par la Savoie et la Franche-Comté en France. Les caractéristiques de l’emmental traditionnel sont la dimension imposante de ses meules, dont le diamètre est de 1 mètre, et le poids d’environ 100 kg. Et bien sûr, ses ouvertures de la taille d’une cerise — plus de 1000 par meule. Elles sont dues au CO2 produit par une transformation spécifique de l’acide lactique grâce à des bactéries.
_______
Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.
