KAPITAL

Remplacer le «toujours plus» par le «toujours mieux»

Mieux gérer une entreprise, prendre en compte tous ceux qui la font, pour leur bien-être et pour sa pérennité sur le long terme: bienvenue dans le monde du slow management.

C’était au printemps 2010. Responsables en ressources humaines, économistes et managers, au nombre desquels des membres de la direction de la compagnie d’assurances Swiss Re, de la banque Julius Bär ou encore de l’entreprise pharmaceutique Johnson & Johnson Medical s’étaient réunis au Schloss Lenzburg, en Argovie, pour débattre du slow management.

Le symposium s’est tenu sous l’égide de la Gesellschaft für Arbeitsmarktkompetenz, qui se veut une plate-forme de référence pour les responsables en ressources humaines.

Le slow management? Un concept encore très mal connu, à glisser dans la besace toujours plus remplie du mouvement slow, et que l’on pourrait traduire en français par «gestion durable». Mais comme pour le slow food, l’adjectif est trom­peur.

«Il ne s’agit pas de faire les choses plus lentement, pas de ralentir l’entreprise mais de l’humaniser, de prendre conscience de ce que l’on fait, souligne John Sadowsky, professeur de marketing en France. Bref, il faut remettre l’humain au cœur de l’entreprise.»

En France, le terme a été médiatisé suite à des vagues de suicides professionnels. Coauteur, avec John Sadowsky et le spécialiste du stress Dominique Steiler, de l’ouvrage «Eloge du bien-être au travail», le professeur Loïck Roche, de l’Ecole de management de Grenoble, a été auditionné par la mission d’information sur le mal-être au travail du Sénat l’année dernière. Ce chantre de ce qu’il appelle une «écologie humaine» a plaidé pour de nouvelles méthodes de management, notamment que les dirigeants se mettent de nouveau à passer du temps avec leurs salariés, et souhaité une impulsion politique en ce sens.

Il y a bien un malaise actuellement dans le monde du travail. Des employés sous pression, en souffrance, en burn-out, voire en bore-out, ce dernier étant sans doute le plus symptomatique d’un manque de dialogue au travail (lire ci-dessous).

Le slow management reconnaît ces problèmes mais veut les prendre à la source. Humaniser l’entreprise évitera ce genre de maux à l’avenir. «On parle beaucoup de Google, de ses bureaux et de l’atmosphère ludique. Bien sûr, cette entreprise a d’importantes ressources et les employés bénéficient de nombreux avantages. Mais ce qui est plus important, c’est la manière dont le dialogue et les contacts entre un employé et son supérieur sont constants», estime John Sadowsky.

Passer plus de temps avec ses employés, encourager les discussions, mieux aménager le temps de travail de chacun, renoncer aux projets à court terme qui n’apportent rien de bon sur le long terme. De l’accent mis sur le bien-être des employés à une vision paternaliste un rien rétrograde… Le pas est trop vite franchi, avertit le spécialiste en management Michael Kres, membre de la Schweizerischen Gesellschaft für Arbeitsmarktkompetenz.

«Ce que veut le slow management, c’est que les employés participent aux décisions. Ce qui veut aussi dire de prendre des risques. Ils travaillent dans l’entreprise, mais en sont partenaires. Les employés sont déresponsabilisés, alors que s’ils sont consultés, l’équipe va être plus stable, plus fiable et plus résiliente. A l’heure actuelle, on néglige le 95% des employés, leur avis n’est pas pris en compte, alors que c’est bien eux qui font le boulot.»

Bien-être des employés mais aussi — et surtout? — de l’entreprise. Le slow management se demande «comment prendre en compte les exigences de toutes les parties intéressées dans une entreprise», résume Paolo Baracchini, chargé de cours en économie d’entreprise à la Haute Ecole de gestion de Genève. Il ne s’agit pas de se focaliser sur les employés, mais bien de «management global».

«Toute autre notion est limitative», estime-t-il. Selon lui, «mieux une entreprise maîtrise les différents paramètres, mieux elle se porte et mieux les éléments qui la constituent se portent.»

Autre définition, celle de Michael Kres, qui parle de passer d’une économie quantitative à une économie qualitative, de transférer le maximum vers l’optimum. Explications. «La croissance quantitative a atteint ses limites. Les gens sont malades, des systèmes entiers sont malades. Il est temps de réagir, mais sans négliger la productivité, évidemment, sans quoi le concept sera rejeté par le milieu économique.»

Bref, un concept aux nuances variées. Joli, mais encore assez flou, non? «Bien sûr, cela reste de la théorie, répond Michael Kres. Mais en réalité, de nombreuses PME et entreprises familiales fonctionnent déjà ainsi, et on a oublié de les regarder. La proximité crée de l’optimum, alors que les entreprises qui grandissent trop ou trop vite vont se fourvoyer en chemin.»

A quand la révolution du management? On en est encore loin. «Peu d’entreprises l’appliquent, répond Paolo Baracchini. Ce n’est pas qu’elles ne font rien, mais elles n’ont pas de vision globale, elles n’appliquent que des mesures partielles. Il ne s’agit pas seulement de politique salariale ou anti-discriminatoire, d’envoyer de vieux PC en Afrique, mais d’intégrer cette vision gestionnaire dans la stratégie globale de l’entreprise.»

Michael Kres est plus catégorique: «L’intérêt public pour ce débat est inexistant, déplore-t-il. Les chefs d’entreprise sont très sceptiques. Par contre, il existe un fort intérêt privé, d’individus et de citoyens. Mais en Suisse, on n’ose pas dire ce qui ne marche pas ouvertement. Ce n’est pas tant lié à la tradition ultra-libérale, mais à une société bourgeoise.»

Ailleurs, cette «gestion durable» se met gentiment en place. Ainsi, la firme allemande BMW est citée en exemple pour avoir su évoluer en profondeur. «Les impulsions viennent des employés, du bas vers le haut», souligne Michael Kres. Autre exemple: la chaîne – également allemande – Dm-drogeriemarkt, où chaque magasin décide de ses prix et des salaires. Ou encore la Handelsbanken en Suède.

Et pourtant, tous nos interlocuteurs en sont persuadés: l’entreprise du futur devra intégrer le slow management. «Mais attention aux apparences, prévient Michael Kres. Le slow management est porté par une vision politique proche du socialisme et semble, en surface, anti-capitaliste. Mais au fond, c’est très capitaliste. Le but, c’est bien que ça marche, pas de couler les entreprises!»

Si la crise actuelle n’est pas très encourageante pour le slow management, John Sadowsky se veut optimiste sur le long terme.

«Aujourd’hui, il y a beaucoup de partages d’informations, que ce soit dans les congrès, sur le net… Intuitivement, les meilleures entreprises comprennent qu’une gestion réfléchie est un élément-clé de leur durabilité.»

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Le bore-out, cet étrange contrepoint du burn-out

Voilà une maladie qui en fait se gausser plus d’un: contrairement au burn-out, dû à une cadence excessive ou à une pression devenue trop forte, le bore-out est l’idée qu’on peut tomber malade d’ennui au travail. On parle aussi de sous-exploitation des compétences. Outre-Sarine, le spécialiste en communication Peter Werder a écrit deux ouvrages sur ce thème, dont l’un destiné aux employeurs. Il y explique qu’il ne sert à rien d’embaucher des gens surqualifiés pour un poste ou une charge de travail trop légère, qui pourrait être abattue en moins de temps. Et plaide lui aussi pour une culture d’entreprise fondée sur le dialogue et la confiance plutôt que sur la seule performance. Le phénomène serait susceptible de toucher 10% des employés dans le monde. En première ligne: la très zappeuse génération Y, à la fois avide de défis et susceptible de s’ennuyer très vite.
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Une version de cet article est parue dans la Revue Hémisphères (no 2).