TECHNOPHILE

Des puces miniatures à nos côtés

Mené par les deux écoles polytechniques fédérales, le projet «Guardian Angels» développe des senseurs miniaturisés et économes en énergie, qui surveilleront autant notre corps que notre environnement. Présentation.

Parmi les six projets Flagships présélectionnés par l’Union européenne, «Guardian Angels est peut-être le plus futuriste», s’enthousiasme le «Financial Times». Mené conjointement par l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et son homologue zurichoise (EPFZ), ce programme fait appel à un réseau de 28 partenaires venant de treize pays européens dans le but de développer un compagnon électronique – un «ange gardien» – aux multiples applications.

Dissimulées dans un vêtement ou un tatouage électronique, ces puces miniaturisées posséderont des senseurs qui permettront dans un premier temps – à l’horizon 2017 – de mesurer différents paramètres biologiques d’une personne, comme son rythme cardiaque, sa tension artérielle ou sa glycémie.

«Les capteurs intelligents qui permettent de telles fonctions existent déjà en laboratoire, souligne Adrian Ionescu, codirecteur du projet et responsable du Laboratoire de composants micro et nanoélectroniques (NanoLab) de l’EPFL. Nous devrions pouvoir produire une première génération de ces anges gardiens d’ici trois à quatre ans. L’objectif de ces dispositifs sera de réduire les risques de santé et de contribuer ainsi à la baisse des coûts médicaux. On peut également penser à des applications dans le domaine du sport ou du fitness: les puces pourront, par exemple, indiquer à l’usager le bon moment pour arrêter un effort ou manger quelque chose. L’une des difficultés est de réussir à produire les puces à un prix acceptable, au maximum quelques centaines d’euros. Un peu comme dans la téléphonie mobile, nous pensons qu’à terme ces services seront proposés sous forme d’abonnement et que l’utilisation des appareils permettra de financer la technologie.»

Ce type de puces biomédicales est déjà développé par David Atienza, directeur du laboratoire «Embedded Systems» à l’EPFL et membre du projet Guardian Angels. «Nous avons mis au point des chips capables de mesurer l’électrocardiogramme d’un patient, de relever d’éventuelles arythmies et de transmettre par Wi-Fi toutes ces informations sur un iPhone. Pour le moment, elles marchent très bien en laboratoire, mais bien des choses peuvent encore être améliorées. Dans le cadre du programme Guardian Angels, l’objectif est de réduire la taille de ces puces à 1 cm2 et surtout de diminuer leur consommation. Pour cela, nous allons développer des senseurs moins gourmands en énergie grâce à l’utilisation de nanomatériaux, à l’amélioration du software ainsi qu’au développement d’une nouvelle architecture.»

Détecter la pollution
Dans un deuxième temps, les anges gardiens se doteront de nouvelles fonctions, notamment grâce à des capteurs environnementaux capables de détecter les poussières, les pollens, ou la concentration d’ozone dans l’atmosphère. En communiquant ensemble, ces puces installées sur des personnes ou sur des bâtiments pourront reconnaître des dangers tels que les pics de pollution et donner l’alarme en cas de nécessité. «Ces fonctions nécessitent des nano­capteurs qui n’existent pas encore, tempère Adrian Ionescu. Lorsqu’ils seront au point, ils permettront de connaître en permanence l’environnement d’une région et de prévoir des évènements catastrophiques comme l’arrivée d’une tempête, voire d’un tsunami.»

Enfin, les puces du futur devraient à terme détecter les émotions d’une personne. Une fonction utile, par exemple, pour appréhender les sentiments d’un patient ayant perdu la faculté de communiquer. «Mais pas seulement, poursuit Adrian Ionescu. Imaginez un trader. S’il est nerveux ou déprimé, il risque de réaliser des transactions hasardeuses qui mettent des millions en jeu. Un ange gardien pourrait surveiller ses émotions en relevant ses mouvements oculaires, ses ondes cérébrales ou encore la conductivité de sa peau. En cas de soupçon, le système alerté demanderait une confirmation avec des analyses plus poussées avant d’avaliser les décisions du trader ou, au contraire, de les désavouer. Dans un autre secteur, une mère pourrait savoir si l’émission que regarde son enfant à la télévision engendre chez lui un stress particulier.»

Si ce type de fonctions demeure pour l’instant de la science-fiction, les travaux de José del R. Millán, professeur à l’EPFL et membre du projet, s’en approchent. Spécialiste des interactions ordinateurs-cerveaux, le chercheur met au point des chaises roulantes intelligentes capables d’être pilotées uniquement par la pensée grâce à des bonnets munis d’électrodes et qui devront pouvoir détecter la frustration de l’usager lorsqu’un ordre demandé est mal interprété.

Vers des puces zéro watt
Réaliser ces très nombreuses fonctions sur des puces miniaturisées est déjà une gageure en soi. «Mais le plus formidable défi n’est pas celui des fonctions, c’est celui de la consommation d’énergie, poursuit Adrian Ionescu. Nous voulons des puces totalement autonomes au niveau énergétique. Ainsi, les utilisateurs n’auront pas à se soucier de les recharger, sans parler du bénéfice environnemental.» En 2009, les appareils électroniques engloutissaient déjà 15% de la consommation électrique mondiale des ménages. Une part qui devrait doubler d’ici à 2020 et tripler d’ici à 2030, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Elle prévoit que l’électronique mondiale dévorera 1’700 térawattheures (TWh) par an en 2030 – soit la consommation actuelle de l’Union européenne. «Le problème provient du fait que la miniaturisation des transistors ne s’est pas accompagnée d’une diminution suffisante du voltage. Cette tension accrue engendre de nombreuses fuites de courant, y compris lorsque les circuits sont éteints.»

«Les Asiatiques ont le monopole dans la fabrication des mémoires et les Etats-Unis dominent le secteur des microprocesseurs. L’Europe peut faire un pas de géant en devenant pionnière dans le secteur de l’électronique basse consommation», estime Adrian Ionescu. Mais comment faire? Depuis juin 2010, le chercheur dirige le projet Steeper en collaboration avec plusieurs universités. Son but consiste à réduire d’un facteur 10 la consommation énergétique des appareils électroniques en marche et à éliminer toute perte de courant lorsqu’ils sont en mode passif ou en veille.

Récupérateur d’énergie
Pour y parvenir, les chercheurs veulent développer des transistors à effet de champ non seulement en silicium (la technologie actuelle), mais également à base de nouveaux matériaux tels que le silicium-germa­nium (SiGe) et les nanofils semi­conducteurs. «Nous espérons ainsi réduire de façon significative la consommation énergétique des modules de base des circuits intégrés, de façon à limiter la dissipation de courant autant pour des petits appareils électroniques grand public que pour les grands supercalculateurs», explique Adrian Ionescu.

Mais cela ne suffira pas pour rendre les anges gardiens totalement autonome. En plus de réduire drastiquement la consommation des puces, il faudra également qu’elles parviennent à produire leur propre courant. «Il existe déjà des systèmes autonomes mais leurs fonctionnalités restent peu nombreuses, explique Adrian Ionescu. Pour obtenir un ange gardien, nous estimons qu’il faudra à la fois réduire la consommation d’un facteur 1000 et construire des récupérateurs 100 fois plus performants (soit 10 mW/cm2).»

Cette thématique se trouve à la base de l’engagement de l’EPFZ dans le projet. A Zurich, le professeur Christofer Hierold, codirecteur de Guardian Angels, a développé des circuits capables de produire de l’électricité à partir de changements de température. Mais ce n’est pas la seule piste suivie: à l’EPFL, Michael Graetzel a rejoint le projet afin d’incorporer aux anges gardiens ses cellules solaires à pigment photosensible. Au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) à Neuchâtel, Danick Briand travaille sur des récupérateurs piézoélectriques, des appareils qui transforment une contrainte mécanique – générée, par exemple, par un mouvement – en électricité.

«Nous avons développé des récupérateurs de trois à quatre mm2 qui permettent de fournir de l’énergie électrique à partir d’une contrainte ayant une fréquence de 10 à 100 Hz, rapporte Danick Briand. Le grand défi consistera à travailler dans des fréquences plus basses (quelques Hertz), tout en diminuant la taille du récupérateur. Cela va nous obliger à considérer d’autres matériaux et à remplacer, par exemple, le silicium par des nanotubes de carbone. Il nous faudra également améliorer le rendement.»

Horizon 2022
Si le projet Guardian Angels est retenu par la Commission européenne à l’été 2012, des anges gardiens totalement autonomes devraient voir le jour une dizaine d’années plus tard. Il s’agira alors de démonstrateurs qui ne demanderont qu’à sortir du laboratoire. Le projet devrait entre-temps produire de nombreuses innovations annexes, qui permettront de réduire la consommation de nombreux composants électroniques.

Anges gardiens ou Big Brother?
Les futurs anges gardiens devraient à terme pouvoir décrypter les émotions dans un but de prévention – comme par exemple une voiture refusant d’obéir à un conducteur éméché ou un ordinateur stoppant les ordres d’un trader déstabilisé. Reste que tout le monde n’aura pas forcément envie d’être en permanence scruté, analysé et dirigé par ces petits espions électroniques. Un salarié, par exemple, n’aura guère envie que sa direction connaisse en permanence son état de stress ou son degré d’alcoolémie…

——-
Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.