CULTURE

La décélération ou l’utopie de la modernité

Dans son livre Accélération, le philosophe Hartmut Rosa explique pourquoi l’homme moderne est toujours davantage pressé par le temps, en dépit des progrès technologiques. Une spirale de vitesse que la seule idéologie de la décroissance ne serait pas à même de stopper.

Patience, un habitant du royaume d’Utempie, avait jadis besoin de 6h de marche pour annoncer une nouvelle à son ami de la ville voisine. Lorsque la technologie est arrivée, il lui suffisait de décrocher le téléphone quel­ques minutes, ce qui lui laissait le temps de faire une sieste ou d’aller nager dans la mer. Au lieu de recopier des livres à la main, il fallait seulement appuyer sur le bouton de la photocopieuse. Plus besoin de passer des journées à couper du bois, le chauffage automatique se chargeant de chauffer la maison en hiver. Du coup, Patience avait enfin le temps de s’asseoir dans son jardin, de discuter avec sa femme et de faire de la musique. Il était heureux car il avait gagné du temps. L’excédent de temps avait fait de lui un autre homme et d’Utempie une autre société…

C’est avec cette fable que le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa entame son livre intitulé Accélération (Paris, 2010). Pourquoi les avancées technologiques n’ont-elles pas fait d’Utempie une réalité? C’est la question transversale que se pose ce professeur à l’Université Friedrich-Schiller de Iéna en Allemagne. Les tenants de la modernité croyaient pourtant fort à ce paradis au XIXe siècle. «Les avocats du progrès n’ont presque jamais douté que l’efficacité technologique et économique moderne finirait par produire une société harmonieuse et émancipée du temps», explique Hartmut Rosa.

Pourquoi assiste-t-on exactement au contraire, c’est-à-dire à un être humain du XXIe siècle stressé par le temps comme jamais dans l’histoire? Parce que, selon la thèse de Rosa, l’ac­célération technique entamée avec la modernité a été couplée à une accélération des changements sociaux et des rythmes de vie. Ces trois ensembles se sont unis pour former une spirale d’accélération incontrôlable, une société qui avance «au ryth­me d’une pente qui s’éboule»: la vitesse des transports n’est-elle pas passée de 15 km/h à plus de 1’000 (sans prendre en compte les voyages dans l’espace)? Et s’il fallait, au XVIIIe siècle, plusieurs semaines pour rallier l’Europe à l’Amérique, six heures suffisent aujourd’hui. C’est pourquoi, pour notre société actuelle, le monde paraît 60 fois plus petit qu’avant 1850. Quant à la vitesse de la communication, elle aurait été multipliée par un facteur de 107 pour le seul XXe siècle.

La pression temporelle de nos sociétés se fait alors si forte qu’elle affecte les identités. Effritement de l’Etat-Nation, des liens intergénérationnels, de la sphère privée et flexibilisation du travail, Hartmut Rosa analyse tous les éléments de notre société à travers la loupe du temps. Plutôt pessimiste au sujet des mouvements de décélération, «qui ont existé depuis le début de la modernité», il les considère comme parasitaires: «Dans le processus de modernisation, les forces d’accélération et les forces de décélération ne pèsent pas du même poids: les tendances à l’inertie peuvent être interprétées soit comme des tendances résiduelles, soit comme des formes de réaction aux processus d’accélération et elles sont donc, dans tous les cas, secondaires par rapport aux forces d’accélération.» Pour le sociologue, notre époque, qu’il nomme modernité tardive, est certes caractérisée par une flexibilisation des structures temporelles, mais elle sert surtout à accélérer encore plus le rythme de vie, et non à le ralentir. Nous avons joint ce philosophe du temps, pendant plus d’une heure, au téléphone.

Le sentiment de stress et d’urgence constante s’est généralisé chez l’homme du XXIe siècle. Comment expliquez-vous ce phénomène?
Il s’agit tout d’abord d’un paradoxe: jamais dans l’histoire, l’être humain n’a disposé d’autant de technologies lui permettant d’économiser le temps. Il n’a non plus jamais disposé d’autant de temps libre. Jamais non plus, l’homme n’a fait autant d’efforts pour gagner du temps: le fast-food permet de manger rapidement, le speed-dating de rencontrer un partenaire plus vite, le multitasking de réaliser plusieurs tâches simultanément ou la turbosieste de se relaxer en quelques minutes. Alors pourquoi ce sentiment répandu de stress et d’urgence permanente, à tel point qu’il est devenu une caractéristique fondamentale de notre société? Parce que, de nombreuses études le montrent, le nombre d’actions par unité de temps n’a cessé de croître depuis le début de l’ère industrielle.

Les actions par unité de temps ont augmenté car jamais nous n’avons eu autant de possibles ouverts. On peut écouter la musique du monde entier en quelques clics, prendre l’avion pour quelques dizaines de francs, suivre des formations dans tous les domaines. Le problème ne réside plus, comme dans la prémodernité, dans le nombre des possibles à disposition, mais dans les ressources temporelles limitées qui permettent de les réaliser. Dans la tête de l’individu actuel se bousculent sans arrêt des injonctions comme «il faut que je m’inscrive à ce cours de yoga, que je lise le dernier livre paru, que j’envoie mes enfants à des cours de chinois, que je participe à cette soirée de réseautage et que je ne manque pas cette dernière formation continue indispensable… »

Il s’agit d’une suite sans fin d’injonctions, qui nous font perdre du temps à force de devoir effectuer des choix et coordonner nos différentes activités. Surtout, elles sont devenues obligatoires en raison d’une compétition accrue de la société, au cœur de la spirale d’accélération que nous vivons.

Dans votre livre, vous constatez que le rythme de vie n’a pas augmenté à cause de, mais en dépit des avancées technologiques. N’existe-t-il donc pas de lien de cause à effet entre la technologie et l’accélération?
Les avancées technologiques auraient pu nous mener vers une société moins stressante, dans laquelle les acteurs auraient davantage de temps. Envoyer un e-mail prend nettement moins de temps que d’écrire une lettre. Mais c’est le contraire qui s’est passé. Ce que j’essaie de montrer, c’est que l’accélération technologique n’entraîne pas forcément une accélération sociale. Or dans notre société, nous vivons un couplage des deux, pour des raisons historico-culturelles complexes: les technologies nous permettent d’agir et de nous déplacer toujours plus vite, et simultanément, la pression à la production et les changements sociaux de nos vies (divorces, déménagements, changements de métiers, etc.) s’accélèrent également. Le couplage de ces deux phénomènes, qui se nourrissent, donne lieu à l’accélération incontrôlée de notre époque et l’impression pour le sujet, de se trouver constamment sur une pente qui s’éboule.

Vous évoquez souvent une dissolution de l’identité. De quoi s’agit-il?
La période que nous vivons actuellement connaît une telle accélération que des phénomènes auparavant stables, comme le travail ou le conjoint, deviennent fluides et provisoires. Cela affecte évidemment l’identité et la manière d’être au monde de l’homme. Auparavant, l’individu s’identifiait comme suit: «Je suis boulanger, j’habite à Paris, je suis marié à Mireille et je vote socialiste.» Cela s’est transformé en: «Je travaille actuellement comme boulanger, je loge pour l’instant à Paris avec Mireille et je voterai socialiste aux prochaines élections.» L’être humain s’identifie maintenant au moyen de situations temporaires. Les seuls ilots de stabilité seraient les liens parents-enfants, qui eux s’inscrivent dans la durée. La vie devient donc une succession d’évènements et de situations, qui s’enchaînent avec une telle rapidité que nous n’avons plus le temps de les assimiler. Nous vivons quantités d’expériences, mais de façon superficielle. Et comme nous ne les intégrons plus dans notre identité, par manque de temps, nous avons l’impression que notre vie défile encore plus vite, car elle paraît vide.

En quoi l’accélération actuelle affecte-t-elle le système politique et la démocratie?
L’accélération vertigineuse des flux financiers, commerciaux et migratoires, regroupés communément sous le terme de mondialisation, affaiblit les Etats-Nations et les démocraties. Parce que ces derniers fonctionnent à un rythme bien plus lent et selon des processus qui ne peuvent pas aller plus vite. Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’Etat avait permis une gigantesque accélération de l’économie et des infrastructures, en instaurant par exemple des monnaies uniques, en unifiant les langues, ou en investissant dans les infrastructures ferroviaires. Depuis la fin de la guerre froide environ, il est devenu une entrave à la nouvelle vague d’accélération. Sa seule manière d’être désormais en phase avec le rythme de la société consiste à déréguler… Pour lui permettre de fonctionner plus vite. D’où une perte de contrôle de la société sur elle-même et un affaiblissement considérable de la démocratie.

Vous définissez tout de même un certain nombre d’ilots de décélération dans notre société. Quels sont-ils?
J’analyse cinq formes de décélération. La première relève des limites naturelles de la vitesse. C’est-à-dire qu’il existe d’évidentes limites physiques, biologiques ou anthropologiques, à l’accélération, comme la vitesse du cerveau, la grossesse ou le renouvellement des matières premières naturelles. J’observe ensuite des niches territoriales, sociales et culturelles, qui ont en partie échappé aux processus de la modernité, comme certaines sectes ou les communautés Amish de l’Ohio. Puis viennent les ralentissements dysfonctionnels, qui représentent des contrecoups non intentionnels au processus d’accélération: les embouteillages ou les dépressions en sont des exemples. Une quatrième forme de la décélération a trait à l’idéologie. Elle existe depuis le début de la modernité et a toujours accompagné les différentes vagues d’accélération. On se souvient par exemple des résistances à l’introduction du chemin de fer ou du télégraphe. Actuellement c’est le mouvement slow qui incarne cette résistance. Pour finir, j’observe un phénomène de pétrification structurelle de certaines institutions. C’est à mon sens le mouvement de décélération le plus puissant de notre société. L’idée est que l’évolution interne des sociétés modernes est en proie à une paralysie. L’Etat-Nation, la bureaucratie ou le folklore sont des exemples de cette pétrification, qui a conduit des spécialistes à parler de «fin de l’histoire».

Vous considérez la décélération comme un phénomène parasitaire. N’est-ce pas un peu pessimiste?
Il est vrai que je considère que dans, le processus de modernisation, les forces d’accélération et de décélération forment une lutte en faveur de la première. Les mouvements de décélération idéologiques, comme le slow actuel, ont toujours été le fait d’intellectuels plutôt nantis, critiques à l’égard du capitalisme. Ils peuvent parfois même servir à mieux accélérer, si l’on prend l’exemple du yoga, qui permet avant tout de booster les performances du cerveau. Ou les vacances, qui représentent une oasis de décélération temporaire pour mieux redémarrer ensuite. Il est trop tôt pour affirmer que des mouvements comme la décroissance ou le slow food ne deviendront pas fondamentaux à l’avenir. Pour l’instant, je pense qu’ils relèvent de la cosmétique. Je considère que l’hyper-accélération que nous connaissons en ce début de XXIe siècle va conduire à des mutations anthropologiques sans précédent et qu’il sera difficile de revenir en arrière. On observe déjà que les capacités cérébrales des enfants se sont modifiées.

Le mythe d’Utempie ne pourra donc jamais être atteint…
Pour l’instant, je suis plutôt pessimiste car les structures fondamentales de notre société poussent encore à une hyper-accélération des processus sociaux. Mais il est possible que nous atteignions un jour un tel stade de vitesse, que tout deviendra incontrôlable et que l’édifice s’écroulera. Je suis convaincu que le mythe d’Utempie serait plausible, dans le sens où l’être humain pourrait être à même de mieux profiter des technologies qu’il a inventées, au lieu de se laisser contrôler par elles. Nous menons d’ailleurs des recherches dans ce sens avec mes collègues. Les résultats permettront peut-être enfin à l’humanité d’atteindre cette utopie de la modernité décélérée, tant convoitée…

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 2).