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Jardiner ou ralentir le temps urbain

Les potagers bourgeonnent dans les villes romandes. Comme les jardins familiaux, ils permettent aux habitants de ralentir leur rythme de vie quotidien.

Plusieurs fois par semaine, Alexandre Grobet arrose, retourne la terre et récolte tomates et poireaux dans son potager. Ni paysan ni propriétaire d’une villa avec jardin, ce jeune professeur de géographie vit dans un immeuble locatif dans la commune genevoise du Grand-Saconnex. Il fait partie de la vingtaine d’habitants du quartier qui cultivent une parcelle sur le potager urbain mis en place en mai dernier par l’association Equiterre. «Pendant la belle saison, mon amie et moi n’avons pas eu besoin d’acheter de légumes, confie le trentenaire. S’occuper d’un potager requiert du temps, mais cela n’est pas du tout contraignant; c’est une activité plaisante et apaisante.»

Déjà très répandus en France et aux Etats-Unis, les potagers urbains (aussi appelés «jardins partagés») se développent aujourd’hui en Suisse romande, avec comme objectif de ramener la nature dans les zones bétonnées. La Ville de Lausanne fait figure de pionnière en ayant lancé en 1996 sa première zone de plantage (elle en compte huit aujourd’hui). A Genève, plusieurs projets sont en route. «Nous venons d’inaugurer un potager urbain sur la commune de Thônex, suivront au printemps prochain celui de Meyrin et un deuxième au Grand-Saconnex, se réjouit Hélène Gaillard, responsable du projet au sein d’Equiterre. Ces initiatives répondent à une demande, les citadins ont envie de jardiner!»

Le concept: «Chaque ménage qui le souhaite loue – à un prix symbolique de 3 francs le m2 –de 5 à 30 m2 de terre. Nous les conseillons pour cultiver, de manière écologique, leurs fruits et légumes.» Au-delà de la gourmande récolte, ces initiatives jouent un rôle fédérateur au sein des quartiers. «Des retraités, mais également des familles ou des jeunes couples jardinent sur notre potager, décrit Alexandre Grobet. Il nous arrive d’organiser des rencontres, de nous entraider ou d’échanger les produits de nos récoltes; ce projet stimule la collaboration intergénérationnelle et la création de liens sociaux.» Ecoles et centres de loisirs du quartier y cultivent aussi leur parcelle.

Respect de l’environnement, sensibilisation à la nature et à l’importance de consommer des produits sains et locaux, les potagers urbains s’inscrivent dans une démarche de développement durable des villes. Et des citadins également. «Nos jardiniers en herbe nous disent souvent que cette pratique les déstresse et leur fait du bien», note Hélène Gaillard.

Les potagers urbains se profilent comme une alternative aux jardins familiaux, ces parcelles de terrain mises à la disposition des citadins depuis plus de cent ans, suffisamment grandes pour compter cabanons aménagés (avec mo­bilier et barbecue), et dont la présence est aujourd’hui remise en question. Créés à la fin du XIXe siècle pour soutenir les ouvriers d’origine agricole déracinés dans les centres urbains (on les appelait d’ailleurs «jardins ouvriers»), ces espaces de culture occupent de vastes surfaces de terrain. A titre d’exemple, à Zurich, les jardins familiaux représentaient jusqu’à récemment 132 ha, soit l’équivalent de 185 terrains de football…

Un «luxe» à l’heure où les villes manquent cruel­lement d’espaces de construction. «Aux alentours de 1950, chaque parcelle mesurait 400 m2. Progressivement, leur taille a diminué de moitié, rapportent Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin, sociologues à la Haute école de travail social Genève – HETS-GE, qui ont mené une enquête de terrain sur trois sites de jardins familiaux genevois. Mais le territoire qu’ils occupent reste important; dans les réflexions sur l’aménagement futur du territoire, les autorités essayent d’imaginer de nouvelles formes de jardins en ville, plus économes en sol.» A Genève, par exemple, divers groupes de jardins familiaux devront certainement être déplacés pour cons­truire plusieurs centaines de logements.

Les potagers partagés, comme celui du Grand-Saconnex, et les jardins familiaux présentent un point commun: ils permettent à des citoyens de jardiner et, par conséquent, de les rapprocher de la nature. «Les jardiniers que nous avons rencontrés nous ont parlé du plaisir qu’ils ressentent en voyant leurs légumes pousser, ajoutent les sociologues. Ils consacrent un temps fou à leur jardin mais se sentent émancipés de toutes contraintes de la vie quotidienne, notamment au regard de la position d’exécutant souvent occupée dans la sphère productive. Il s’agit d’un temps qu’ils maîtrisent.» Les locataires de jardins familiaux redoutent pourtant d’être à l’avenir privés de leur parcelle et de devoir se rediriger vers un potager urbain. «La majorité sont encore aujourd’hui des personnes d’origine rurale qui éprouvent le besoin de jardiner, analysent les chercheurs. Le concept de potagers urbains ne pourrait pas les satisfaire entièrement.»

La grande différence de surface à disposition transforme la fonction du lieu. «Une vaste surface permet d’installer un cabanon et du mobilier, ce qui est perçu par les locataires, souvent issus des classes populaires, comme une forme d’accès à la propriété (la «villa du pauvre», com­me disent certains). D’autant plus que chaque parcelle est individuelle et aménagée selon les goûts de chacun. Ils y reçoivent la famille, organisent des fêtes et certains y passent leurs week-ends, voire leurs vacances.» La quantité et la diversité des produits cultivés permettent à certains ménages de faire des économies.

Les potagers urbains qui émergent aujourd’hui au pied des immeubles favorisent autant le dynamisme d’un quartier et l’écologie – les personnes doivent d’ailleurs habiter à moins de cinq minutes à pied du lieu – que les questions sociales.

«A cause de la croissance et la densification des villes, nous vivons une période de réforme en matière de jardinage urbain, notent les sociologues. Il reviendra aux autorités politiques de choisir quelle forme se développera à l’avenir, tout en gardant à l’esprit que plusieurs d’entre elles peuvent aussi cohabiter.»

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 2).