GLOCAL

«Dégage!», un mot qui n’est pas genevois

Indulgence de la classe politique, retenue des médias, apathie des citoyens: que doit faire encore Mark Muller pour que sa démission soit franchement réclamée?

Entendez-vous, apporté par la bise, ce mot qui claque comme un cri du cœur et d’indignation, et traverse la république? Dé-mi-ssion! Comment? Non? Rien?

Comme c’est curieux. Car enfin, un Conseiller d’Etat en exercice graissant la patte d’un barman — que ce soit pour acheter son silence, ou comme juste réparation des dommages subis lors d’une honteuse rixe nocturne, avouant alors implicitement qu’il aurait menti jusqu’ici dans sa version des faits –, voilà qui semblerait plutôt énorme.

Au gouvernement pourtant, les collègues de Mark Muller en sont réduits à attendre que le brave homme veuille bien leur livrer le montant de la transaction. Sinon…

Sinon rien, ou si peu. Le président du gouvernement Pierre-François Unger a la menace plutôt légère: si Muller persiste dans son silence, il prendrait, imaginez-vous ça, «un petit risque». Lequel? Que ses collègues «interprètent son silence». Ah, c’est sûr, voilà qui fait froid dans le dos.

De toute façon, comme depuis le début, et comme c’est un peu son habitude, Mark Muller ne dira rien. Il n’a jamais été l’homme des franches explications, et encore moi celui de l’humble contrition. Qu’on se souvienne de la morgue et du taciturne dédain avec lesquels il avait réagi à la révélation du loyer de complaisance dont le gratifiaient, lui le chef du département des constructions, ses vieux amis du monde immobilier genevois.

Bien sûr, se frapper la poitrine, se verser un sac de cendres sur la tête, s’excuser platement, reconnaître publiquement que l’on s’est comporté comme un petit monsieur, voire un sagouin, cela n’est jamais agréable. Mais en politique, après une faute retentissante, cela s’appelle de la bonne, de l’évidente communication.

La sincérité n’est même pas requise. On se souvient à des degrés divers que Bill Clinton, pour ses frasques avec le petit personnel en jupon, ou encore le conseiller d’Etat valaisan Thomas Burgener pour une sortie de route aussi nocturne qu’avinée, avaient choisi la même technique pour se dépêtrer d’un impeachment paraissant inéluctable: reconnaitre haut et fort avoir agi de manière irresponsable.

Que Mark Muller lui-même se taise, passe encore, même si ce dernier épisode, l’argent versé au barman, renforce l’impression qu’il s’estime au-dessus des lois et des hommes, oui qu’il se taise, c’est son affaire et son indignité. Mais les autres? Mais la classe politique?

De droite à gauche et de gauche à droite, elle en est à s’enferrer dans des broutilles, comme le montant exact versé au barman, ou comme Eric Stauffer, qu’on avait connu plus offensif, à exiger un mea culpa, mais sans aborder franchement la seule question à se poser: celle du départ de Mark Muller.

On peine aussi dans les médias à trouver les mêmes éditoriaux enflammés qui avaient exigé à cris plutôt francs et sauvages la démission à l’époque d’un Frédéric Hainard.

Le Temps, certes, sous la plume de François Modoux, juge le conseiller d’Etat «carbonisé» et l’habille pour l’hiver, le qualifiant de «grossièrement opportuniste et cynique», «hermétique aux critiques», et s’accrochant «à sa fonction quand bien même il est désormais un poison pour le Conseil d’Etat». Et d’expliquer l’indulgence silencieuse régnant autour de Mark Müller «par le culte de la stabilité, la peur viscérale du mouvement» qui «incitent les acteurs du système à fermer les yeux».

Si la Tribune de Genève prononce bien le mot fatidique de «démission», c’est comme hypothèse pour calculer ce que toucherait le magistrat dans les deux cas de figure: 100’000 francs par an à vie s’il reste jusqu’au bout de son mandat, sinon 430’000 d’indemnités et bonsoir.

Pas de mouvement de foule non plus pour réclamer en chœur et sous l’air des lampions congelés la démission du magistrat. La plupart des commentaires sur les forums se montrent écoeurés et agressifs envers Müller mais comme résignés aussi à ses turpitudes. Un seul «Dégage!» ce matin-là sur le site de la Tribune.

On peut soupçonner qu’hélas, si le citoyen, si le journaliste, si l’homme politique n’arrive pas à crier dans l’affaire Muller ce simple petit mot de démission, c’est que lui aussi, le citoyen, le journaliste, l’homme politique en est arrivé, comme Mark Muller, à ne plus juger bien haut les devoirs et responsabilités incombant à tout homme d’Etat, fut-il, comme ici, de très moyenne envergure.