Les expatriés s’intègrent mal, ils parlent anglais dans les boulangeries, ils sont arrogants, ils crient dans les bistrots, ils déséquilibrent le marché immobilier, saturent le trafic avec leurs grosses bagnoles et font monter tous les prix.
«Il faut arrêter l’invasion des multinationales, stopper la promotion économique exogène et limiter l’arrivée d’expatriés»: en Suisse romande, en particulier à Genève, ce genre de propos est devenu courant, au point d’être relayé par plusieurs politiciens. «Au lieu de faire venir des multinationales, nous aurions avantage à soutenir nos PME locales, estime par exemple Isabelle Chevalley, présidente d’Ecologie libérale. Les expatriés qu’elles amènent ne s’intègrent pas et créent une concurrence déloyale sur le marché de l’immobilier.»
Et les principaux intéressés le ressentent: «Lors d’un récent débat sur la croissance de l’arc lémanique à Nyon, des interlocuteurs de tous bords nous rendaient responsables des problèmes de saturation de la région, raconte Catherine Nelson-Pollard, expatriée anglaise et animatrice de l’émission The Connectors sur World Radio Switzerland, le premier média anglophone de suisse, dont la SSR songe par ailleurs à se séparer. De tels discours engendrent des sentiments de frustration et d’incompréhension dans la communauté des expatriés, spécialement chez ceux qui vivent en Suisse depuis longtemps.»
Comment expliquer cette stigmatisation des internationaux dont l’intégration faisait longtemps la fierté de la proverbiale «Genève internationale»? Pour le politologue Antoine Chollet, «ce discours relève d’un tir croisé des autorités pour faire oublier le manque total d’investissements et de réalisations dans les infrastructures depuis des années. L’un des principaux problèmes de l’arc lémanique réside dans l’absence de projection future de la part des gouvernants. On n’arrive plus à prendre de décision importante pour les infrastructures, comme cela avait été fait au XIXe siècle.»
Les analyses et les faits montrent l’incohérence des accusations contre cette communauté que l’on estime à environ 100’000 personnes pour l’ensemble du pays. Par exemple, en matière de logement, une récente étude menée par le géographe et fondateur de l’institut MicroGIS Pierre Dessemontet indique que pour le seul canton de Vaud, 300 objets seulement sont nécessaires annuellement pour répondre aux besoins des collaborateurs internationaux. «Le véritable problème du logement dans l’arc lémanique, c’est la grave pénurie qui touche le secteur bas et moyen de gamme. Or, non seulement les expatriés ne représentent qu’environ un dixième de la croissance démographique mais, de plus, la plupart d’entre eux ne cherchent pas des appartements bon marché.»
Des propos corroborés par le ministre de l’Economie genevois Pierre-François Unger: «La crise du logement à Genève n’est pas due aux expatriés, qui souffrent aussi de cette saturation, mais à la lenteur des procédures de construction et au phénomène « Not in my backyard » (pas dans mon jardin), en vertu duquel chaque projet déclenche d’innombrables recours.»
On accuse par ailleurs les expatriés de ne pas négocier, ce qui contribue à la hausse générale des prix. Sabine Baerlocher, directrice de la société Active Relocation, observe que «les packages offrant à l’expatrié des milliers de francs pour son logement et autres prestations se font de plus en plus rares et relèvent du fantasme. Une majorité de ces employés reçoit une aide au logement la première année seulement. Ils ne sont donc pas d’accord de payer un bien plus cher que le marché.»
Ceux qui attaquent les employés visent en fait souvent l’employeur. Ainsi, les détracteurs des multinationales accusent ces grandes entreprises de faire venir des employés d’autres pays et de ne contribuer que marginalement à l’économie locale et à l’emploi. Pourtant, lorsqu’une multinationale comme Merck Serono biffe 1250 postes, on s’aperçoit vite que de nombreuses familles genevoises sont concernées. Les statistiques le démontrent: dans le canton de Genève, la part des employés suisses dans les multinationales (58%) est même plus élevée que dans l’ensemble du secteur privé (56%). «De plus, nous constatons que chaque emploi créé par une multinationale engendre plus de 3 emplois locaux dans le domaine des services», ajoute Pierre-François Unger.
Restaurants, coiffeurs, antiquaires, galeristes, garages et autres agents de voyages vivent grâce à cette population. On observe partout que les cadres des multinationales dépensent beaucoup et dopent le commerce de détail. De fait, leur impact sur l’économie romande est énorme.
Reste l’épineux problème des forfaits fiscaux dont bénéficient certaines entreprises multinationales. Soit, ces entreprises ne paient pas toujours d’impôts, mais il ne faut pas oublier que les employés de ces mêmes sociétés en paient, et parfois beaucoup. Et si, à part Merck Serono, aucune multinationale n’a pour l’instant annoncé sa délocalisation, rien n’est garanti à l’avenir et une suppression subite du forfait fiscal pourrait peser dans une telle décision. «Comme toujours en période de crise, le risque que de grandes entreprises délocalisent leur production augmente, observe Olivia Guyot, secrétaire générale du Groupement des entreprises multinationales. C’est le moment où les équipes dirigeantes de ces groupes réévaluent les coûts et les avantages de leur localisation en Suisse. Elles doivent prouver à leur direction que leur implantation est toujours rentable, ce qui n’est pas forcément évident vu la valeur du franc suisse. Nous nous trouvons en compétition avec beaucoup d’autres endroits à forte valeur ajoutée, comme l’Allemagne ou Singapour, par exemple.»
Le discours négatif sur les multinationales et les expatriés joue d’ailleurs en défaveur de l’arc lémanique: «Lorsqu’un responsable doit rapporter cette hostilité latente à son CEO basé aux Etats-Unis, il doit d’autant plus justifier des atouts d’une localisation en Suisse, explique Olivia Guyot. Les expatriés se disent: “Nous apportons des emplois à ce pays et voilà comment nous sommes remerciés. » Cela peut constituer un facteur de plus lors d’une prise de décision stratégique.» Car les expatriés et les dirigeants des multinationales sont conscients et affectés par les termes peu élogieux dont ils sont parfois l’objet. «Beaucoup constatent que les autorités suisses ont souhaité les accueillir mais n’ont pas construit de logements, note Nir Ofek, expatrié israélien et responsable du site communautaire Glocals.com. On les rend ensuite responsables de cette situation, c’est tout de même un comble!»
Le discours ambiant va-t-il prétériter les emplois des multinationales basées en Suisse? Pour l’instant, l’attractivité de la région lémanique ne semble pas en souffrir. Malgré la crise, les tensions et les problèmes d’infrastructures, plusieurs multinationales se trouvent actuellement en liste d’attente pour s’installer sur La Côte. Ce qui apparaît plus clair, c’est que les propos de certains politiciens se font plus modérés, notamment ceux de Daniel Rossellat, syndic de Nyon, ville qui aurait pu être durement touchée par la fermeture du site de Novartis: «Les expatriés et les multinationales enrichissent notre région culturellement et économiquement, explique-t-il. Mais nous avons un important manque à combler en termes de logements et de mobilité. Les mentalités des autorités communales doivent évoluer, nous devons collaborer étroitement dans le district si nous voulons progresser. Le problème, c’est que cela prend du temps et que les rythmes de délocalisation et de relocalisation de l’économie sont bien plus rapides.»
Dans le cas de la fermeture de Merck Serono à Genève, il y a fort à parier que les personnes qui ont perdu leur emploi, notamment dans le secteur secondaire, ne vont pas être engagées par de nouvelles multinationales, alors que les employés de ces dernières vont rencontrer des difficultés à se loger. Daniel Rossellat ajoute: «Cela montre les défis auxquels nous devons faire face car cette situation crée donc des charges sociales et d’infrastructures énormes à supporter pour la collectivité.»
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Pourquoi l’arc lémanique reste attractif malgré la crise
Malgré la crise et le départ de Merck Serono, les multinationales sont en liste d’attente pour s’installer dans l’arc lémanique. Cette situation n’étonne pas Nathalie Luyet, chercheuse et responsable du département construction et environnement de la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture (Hepia) de Genève: «L’attractivité d’une région est un phénomène complexe à décortiquer, émanant d’une multitude de facteurs qui interagissent. L’arc lémanique possède une conjonction d’éléments géographiques, historiques et socioéconomiques qui lui confèrent une puissante force d’attraction naturelle. Un cadre idyllique à la croisée des axes de communication Nord-Sud depuis des siècles, des organisations et entreprises internationales déjà présentes, des infrastructures de mobilité performantes et un aéroport international, une politique fiscale attrayante et des écoles de renom. La combinaison de ces facteurs avec l’émergence de l’idée que les collaborateurs doivent évoluer dans un environnement stimulant et agréable pour être productifs a pour conséquence que l’attraction de la région ne tarit pas. Même une politique volontariste de décroissance ne saurait la diminuer.»
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«Les expatriés sentent que les Suisses ne les aiment pas»
Nir Ofek, responsable du site communautaire Glocals.com
Nir Ofek, originaire d’Israël, est arrivé en Suisse il y a onze ans par le biais de Procter & Gamble. Il a créé le site communautaire Glocals.com, qui l’occupe maintenant à plein temps. Observateur assidu de la communauté des expatriés, il constate que «les expatriés sentent que les Suisses ne les aiment pas et trouvent qu’il est très difficile de rencontrer des amis ici». Nir Ofek regrette que les expatriés soient «tous assimilés à des riches qui roulent en 4×4, alors que la majorité rencontre les mêmes problèmes que les Suisses pour se loger et souffre aussi des méfaits de la crise. Certaines personnes ont déjà perdu leur emploi ou se sont fait rapatrier. Cela peut mener à des situations personnelles très difficiles car la perte d’un job implique pour un expatrié de se poser la question de retourner dans son pays ou non.»
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«La communauté des expatriés est extrêmement diversifiée»
Catherine Nelson-Pollard, journaliste et auteure du blog Living in Nyon
Arrivée à Nyon il y a plus de dix ans pour suivre son mari, l’Anglaise Catherine Nelson-Pollard avait auparavant vécu dans de nombreux pays. Journaliste et écrivain free-lance, elle anime notamment le blog Living in Nyon et l’émission The Connectors sur la radio anglophone WRS. Elle constate que depuis quelque temps, les expatriés sont de plus en plus rendus responsables des problèmes de saturation. Elle note aussi que beaucoup de Suisses ont une vision stéréotypée de la communauté des expatriés, qu’ils imaginent tous avec des salaires très élevés et habitant des villas payées par leurs employeurs. «Cette vision ne correspond pas à la réalité, extrêmement diversifiée: les expatriés proviennent de nombreux pays et occupent tout un panel de jobs, de secteurs et de salaires. Par rapport à leur intégration, il existe deux catégories d’expatriés: ceux qui sont venus ici pour une durée déterminée, qui ne parlent généralement pas français. Puis il y a ceux qui vivent ici depuis longtemps et qui ont constitué des racines. Je peux vous assurer que la majorité d’entre eux a appris le français, aime la Suisse et fait de gros efforts pour s’intégrer.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.