TECHNOPHILE

La Suisse, asile du piratage et du téléchargement

Le système juridique suisse est l’un des plus souples en ce qui concerne le téléchargement de données sur internet. Si ce cadre légal favorise un certain dynamisme économique, il pourrait bientôt être remis en cause.

«Depuis plusieurs mois, nous observons un mouvement de données, transférées de l’Union européenne et de l’Amérique du Nord vers la Suisse»: Stéphane Majorosi dirige un groupement de quatre sociétés fournissant des services informatiques aux entreprises. Comme tous les acteurs de son domaine, il constate les effets sur les habitudes des internautes des différentes lois adoptées à travers le monde.

Car certains pays, à l’image de la France ou des Etats-Unis, ont fait de la lutte contre le piratage leur cheval de bataille, mettant au point des systèmes législatifs très répressifs. Des voix s’élèvent contre les dérives de tels outils, qui ont des répercussions sur la liberté d’information, le respect de la vie privée ou encore la présomption d’innocence.

Loin de se diriger vers de telles lois, le Conseil fédéral a jugé dans un communiqué que «le cadre juridique [suisse] actuel est suffisant pour lutter contre les violations de droits d’auteur». En conclusion de ce même document, le Conseil fédéral explique que «ce sont surtout les grandes sociétés de production étrangères qui pâtissent de ces nouvelles habitudes de consommation et qui doivent s’y adapter».

«En Suisse, on ne peut pas parler de téléchargement illégal puisqu’il n’existe pas, explique Pascal Gloor, vice-président du Parti Pirate. Télécharger des données n’est pas puni par la loi, à moins qu’elles ne soient illégales. Le Code pénal régit ces cas et indique que les contenus pédopornographiques par exemple sont illicites, mais le droit d’auteur n’y est pas mentionné. Seul le partage de fichiers violant le droit d’auteur est formellement interdit. Ce qui est normal: si une chaîne de télévision diffusait un film sans en avoir les droits, on n’irait pas punir les téléspectateurs mais on se tournerait vers la chaîne, responsable de la projection du film.»

Pour Pascal Gloor, la Suisse a l’avantage de considérer le non-respect du droit d’auteur comme un délit civil et non pénal. Enfin, la loi sur la protection des données défend les adresses IP des Internautes. Celles-ci permettent d’identifier qui se trouve derrière quel ordinateur. «De telles mesures empêchent les privés de surveiller le réseau et les activités des citoyens sur Internet», précise Pascal Gloor.

Ce cadre légal favorise un certain dynamisme économique. De nombreuses entreprises d’hébergement internet, plateformes de téléchargement ou fournisseurs de Virtual Private Network — un système permettant de chiffrer les données et d’obtenir une liaison à internet sécurisée — sont implantées en Suisse, sachant que leurs clients y bénéficient de meilleurs droits qu’à l’étranger.

Les entrepreneurs saluent ce cadre juridique, à l’image de Stéphane Majorosi: «La Suisse garantit la mise en sécurité des données, mais cela se fait dans le respect des règles, suivies par tous les acteurs y compris les autorités. Ici, une brigade de police ne peut pas faire de descente pour réquisitionner du matériel ou des données sans le mandat d’un juge. Notre société travaille beaucoup avec le secteur secondaire, qui doit préserver des secrets de fabrication, et le domaine bancaire. La protection des données de nos clients est donc primordiale. C’est peut-être pour cela que le pays est si sensible à la question.»

Fabian Lucchi, co-directeur d’Infomaniak, l’un des plus grands hébergeur suisse, fait le même constat, mais préfère ne pas parler de «paradis d’internet»: «Je trouve ce terme tendancieux. La vérité, c’est que les choses sont cadrées et qu’on ne peut pas censurer n’importe quoi. Chacun est libre, dans le respect des autres».

Pour Fabian Lucchi, les hébergeurs sont tenus de réagir dans certaines conditions. «Si un site nous est signalé, nous sommes censés aller voir ce qu’il s’y passe. Nous avons été confrontés à un cas extrêmement agressif, qui virait dans l’incitation à la haine raciale. Nous ne pouvions rester inactifs. Ces situations délicates restent toutefois rares et nous veillons toujours à ne pas tomber dans la censure.»

L’heure est donc au civisme en Suisse, où les hébergeurs tiennent à maintenir une bonne collaboration avec la justice en échange de l’écoute de leurs besoins de la part des autorités. Mais un nuage plane: il s’agit de l’ACTA, un accord commercial anti-contrefaçon particulièrement répressif, qui vient d’être soumis au Conseil fédéral. Cet accord, pourrait bien remettre en cause tout le dynamisme suisse en matière d’internet. Il préoccupe Fabian Lucchi: «Nous ne pourrons jamais vérifier tout ce qui se trouve sur internet, au vu du volume de données. Si de telles lois sont acceptées, notre profession risque de disparaître». La balle est donc dans le camp politique.