LATITUDES

Les loisirs, c’est mortel

Ignorance du danger et banalisation des risques, les Suisses se blessent et, surtout, meurent de plus en plus en pratiquant un sport. Explications.

Deux mille décès, un million de blessés graves par année: les pratiques liées aux loisirs sont dévastatrices d’après les statistiques du Bureau de prévention des accidents (BPA). Des chiffres qui augmentent chaque année et derrière lesquels se cachent beaucoup de souffrances, à la fois physiques, psychiques et financières, pour les victimes ainsi que pour leur entourage. «Avant 1985, il y avait davantage d’accidents professionnels que non professionnels en Suisse, observe Jean-Luc Alt, responsable de la communication à la Suva. A partir de cette date, les courbes se sont inversées, pour des raisons sociologiques. Le monde du travail est devenu plus sûr et les gens ont commencé à pratiquer des activités à risque durant leurs loisirs.»

Les explications sont multiples. Il y a tout d’abord l’augmentation du temps libre. Durant les vingt dernières années, la durée moyenne d’un emploi à plein temps, de même que le taux d’occupation de la population, a diminué. Les Suisses possèdent donc davantage de temps libre, mais ils sont également plus âgés. «Ce facteur joue un rôle prépondérant dans la hausse du nombre de décès sur le lieu de domicile», précise Magali Dubois, porteparole du BPA. Les Suisses pratiquent aussi de plus en plus de sports, ce qui vient encore augmenter les statistiques: en dix ans, le nombre de jours consacrés à une activité sportive a crû de 10%.
En tête des occupations les plus risquées figurent le ski, le football et le vélo. Les sports de montagne occasionnent également une centaine de décès par année.

«Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas les activités extrêmes comme le speedflying, le parapente ou la varappe qui provoquent le plus de dégâts, explique Jean-Luc Alt. Pour le ski, comme pour la randonnée en montagne, il s’agit la plupart du temps de chutes que les victimes ont faites toutes seules. En cause, le manque d’entraînement et de musculation. Nous avons aussi beaucoup de problèmes avec les tournois de football où l’alcool coule à flots. Et, en ce qui concerne le vélo, il n’y a malheureusement que 40% des cyclistes qui portent un casque, alors que la plupart des accidents graves impliquent une blessure à la tête.

«Ce qui est frustrant, c’est que nous assistons toujours aux mêmes types d’accidents, poursuit Jean-Luc Alt. Au domicile, où surviennent 1500 décès et 600’000 blessures par an, les chutes, tondeuses, piscines et autres grils font d’énormes dégâts.»

Pour les assureurs, le coût des risques pris par les Suisses durant les loisirs est évidemment énorme: il est estimé à 55 milliards de francs annuellement. «Il s’agit d’une question délicate, car les loisirs relèvent de la sphère privée. Pour l’instant, la société a décidé d’assumer ces coûts.» Mais il arrive de plus en plus que les assureurs ne paient pas l’intégralité des prestations lorsqu’ils peuvent invoquer la clause de «l’entreprise téméraire». «Cette clause concerne des prises de risques extrêmes comme la compétition de moto ou l’hydroflying, détaille Jean-Luc Alt. Mais cela représente moins d’une centaine de cas par an.»

Pour le sociologue français David Le Breton, spécialiste des conduites à risque, les accidents dus aux loisirs vont encore continuer à croître ces prochaines années: «Nous sommes dans une société pour laquelle le travail devient monotone et s’effectue en position assise. Les individus bénéficient d’un nombre limité de jours pour se défouler physiquement et le font de manière excessive. Lorsqu’ils sont en vacances, ils veulent «profiter à fond», s’encanailler, retrouver une intensité de vivre en gravissant des sommets ou en faisant du canyoning. Alors que, auparavant, ce genre de comportements et d’activités était réservé aux adolescents, il touche de plus en plus d’adultes, et des adultes de plus en plus âgés: après 50 ans, on veut se tester et prouver aux autres ce qu’on est encore capable de faire.» Au point, parfois, d’y laisser sa peau.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.