LATITUDES

Alzeihmer digital

La mémoire d’internet, pourtant présumée infaillible, accuse elle aussi des lacunes, comme le montre une nouvelle étude de deux informaticiens américains.

«Attention, n’oublie pas qu’internet n’oublie jamais rien!» Cette mise en garde si fréquemment entendue a fini par être intégrée et retient les internautes à l’heure de balancer sur les réseaux sociaux telle photo ou info personnelle qui pourrait, demain, les mettre mal à l’aise.

De plus en plus, internet est assimilé à la mémoire collective. Un lieu fiable dans lequel reposent, pour l’éternité, les données qui y ciculent. Que d’applications conçues pour tenter d’échapper à ce destin!

En 2009, Viktor Mayer-Schönberger, l’auteur de «Delete: The Virtue of Forgetting in the Digital Age», relevait un renversement de paradigme: «Toute l’histoire humaine a fonctionné sur le principe suivant: oublier, c’était ce qui se passait automatiquement; le souvenir, lui, était l’exception. La mémoire humaine a toujours fonctionné ainsi, et tous les processus de mémoire développés autour des techniques analogiques également. La mémoire digitale, en revanche, fonctionne sur le principe exactement inverse: tout est stocké, conservé, facilement et pour pas cher — alors que, parallèlement, l’oubli devient plus difficile à mettre en œuvre».

Mayer-Schönberger suggérait l’introduction d’une «date de péremption» des données, qui obligerait tous les outils de stockage à effacer automatiquement une donnée quand celle-ci atteint cette date d’expiration. «Le droit à l’oubli digital» faisait son entrée en scène.

Mais une telle forme de «gommage» est-elle vraiment nécessaire? La question vient d’être abordée à Chypre lors de la «Conference on Theory and Practise of Digital Libraries». Deux informaticiens américains y ont présenté leur travail au titre éloquent: «Losing My Revolution: How Many Resources Shared on Social Media Have Been Lost». Leur constat a surpris tout le monde: la mémoire de la Toile est surestimée: elle aussi oublie.

Hany Salah Eldeen et Michael Nelson ont analysé 11’000 liens documentant des événements ayant marqué les années 2009-2011: la mort de Michael Jackson, le virus H1N1, l’attribution du prix Nobel de la paix à Barack Obama, les élections en Iran, la révolution égyptienne et la rébellion syrienne. Que sont devenues les vidéos, les liens sur YouTube, les blogs, les photos sur Twitpic ou autres présences en ligne?

Après un an, 11% de celles-ci avaient disparu. Après 2 ans et demi, 27%. Voici l’image de la mémoire infaillible du web bien mise à mal!

Pas grave, retorquera-t-on, cette perte peut être retrouvée sans difficulté vu l’intérêt collectif des événements étudiés. La Bibliothèque numérique mondiale (World Digital Library (WDL)) lancée par l’UNESCO et la Bibliothèque du Congrès américain n’archive-t-elle pas tout? On se méprend; 20% des sources archivées ont disparu après un an, et 40% après 2 ans et demi, ont constaté les deux chercheurs.

Les mécanismes et les aspects qualitatifs de ces pertes n’ont pas été étudiés et mériteraient de l’être. En effet, le phénomène touche non seulement des événements historiques mais l’ensemble des activités humaines: communications dans les entreprises, dans le monde de la finance, de la politique et, bien entendu, la vie privée et sociale de tout un chacun.

On peut imaginer que ces pertes d’informations sont dues à des sites qui font faillite, à des éditeurs qui bouclent l’accès à leurs données après un certain temps, ou encore à des changements technologiques.

D’une certaine manière, il en va d’internet comme du cerveau humain. Ce que l’on souhaiterait effacer de la mémoire s’y accroche et les éléments auxquels on tenait tout particulièrement disparaissent. Ainsi, notre histoire digitale est bien fragile avec de véritables trous noirs que découvriront les historiens du futur.

Si Facebook, Twitter et YouTube ont servi de catalyseurs aux révolutions en Tunisie ou en Egypte, ils constitueront néanmoins une source bien fugitive d’information pour qui, dans quelques années, voudra retracer l’histoire desdits événements.

A quand l’Aricept (donepezil) pour la Toile du futur?