LATITUDES

Médecine chinoise: bataille pour un marché juteux

Des dizaines de cliniques spécialisées font venir des médecins directement de Chine, livrant une concurrence féroce aux praticiens suisses de la discipline. Avec, à la clé, un marché en forte croissance, pétri d’idées reçues et de préjugés.

Acupuncture, massages, moxibustion (traitement par la chaleur), ventouses, phytothérapie… La médecine chinoise attire de plus en plus de patients suisses, apparemment séduits par une tradition ancestrale teintée de sagesse orientale.

Le nombre de thérapeutes a été multiplié par neuf depuis 1999 et les centres spécialisés poussent comme des champignons. Chinamed compte désormais 21 cliniques en Suisse, son concurrent Sinosanté en possède 9. Au contraire de nombreux praticiens suisses installés en indépendants, ces centres emploient plusieurs thérapeutes qui, souvent, viennent directement de Chine: des médecins formés à l’université et expérimentés qui ont pratiqué plusieurs années dans les hôpitaux de l’Empire du Milieu. Une main-d’œuvre relativement bon marché et «un bon argument marketing qui joue sur l’idée d’authenticité», souligne Silva Keberle, responsable du Registre de médecine empirique (RME), qui recense les praticiens de la médecine alternative en Suisse.

La plupart des centres sont fondés par des Chinois vivant en Suisse depuis des années — souvent des hommes ou femmes d’affaires — qui établissent des partenariats avec des hôpitaux en Chine pour faciliter le recrutement. Mais ceux-ci ne travailleront en Suisse qu’un an ou deux avant de repartir. Yvette Colmar, directrice de China Clinic, à Lausanne, qui emploie deux ou trois médecins chinois, le regrette: «Nous préférerions les garder plus longtemps, mais leur permis de travail ne le permet pas.»

Des Chinois mieux formés. Alors que les spécialistes chinois possèdent tous un titre de médecin, la plupart des praticiens suisses se sont directement formés à la médecine traditionnelle chinoise (ou MTC) sans passer par des études universitaires. Ils voient cette nouvelle concurrence d’un mauvais oeil et racontent volontiers des histoires de clients déçus.

«Certains patients viennent chez moi après une mauvaise expérience faite dans ces centres, témoigne Carla Fuhlrott, présidente de l’Organisation professionnelle suisse de médecine traditionnelle chinoise et thérapeute MTC à Zurich. La communication pose un gros problème, car ces médecins ne parlent aucune langue nationale ni même l’anglais. Les centres mettent à disposition des interprètes, mais ceux-ci n’ont souvent aucune connaissance médicale. Certains patients ne se sentent ni compris, ni écoutés.»

Carla Fuhlrott mentionne également des diplômes difficiles à vérifier et dénonce des conditions de travail discutables: «Certains membres de notre organisation affirment que les médecins chinois gagnent moins, travaillent plus et qu’ils sont maltraités.» Andrea Simoneschi, qui exerce la MTC à Lausanne et à Vevey, ajoute: «Les centres peuvent exercer une grande pression sur les médecins chinois pour les faire travailler à la chaîne. Ils n’osent pas réclamer, par peur de perdre leur emploi et, avec lui, leur permis de séjour.»

Les thérapeutes suisses, qui accordent une grande importance à l’écoute et n’hésitent pas à rester une heure à côté de leur patient lors d’une séance d’acupuncture, critiquent la pratique intensive des centres de MTC. Pour eux, les médecins chinois sont là pour traiter les patients à la chaîne, voire à pratiquer l’acupuncture sur plusieurs patients en parallèle — comme c’est courant en Chine.

Vue de Suisse, l’affaire est donc claire: les médecins chinois seraient à la fois exploités et avides, incapables d’écouter et trop pressés… Un comble pour une médecine vue en Occident comme holistique, patiente et centrée sur le malade. Cette bataille idéologique est pétrie de paradoxes: les thérapeutes helvétiques vendent la MTC comme essentiellement orientale, mais critiquent volontiers la manière de pratiquer des Chinois.

La réalité, elle, est plus subtile, souligne Marylène Lieber, sociologue et auteure d’une étude sur l’immigration chinoise en Suisse: «Les thérapeutes suisses reprochent à leurs collègues chinois de ne pouvoir s’adapter à notre culture. Ceux-ci rétorquent qu’ils sont bien mieux formés et qu’il faut être Chinois pour pouvoir pratiquer la vraie MTC. C’est un discours manichéen, mais dominant.»

«Les Suisses ont tendance à dire que les médecins chinois sont exploités, certains parlent même d’esclavage, poursuit Marylène Lieber. Mais cela ne se confirme pas dans la réalité. Ces employés ont des contrats de travail corrects et ne pratiquent pas au noir. Il est vrai que leur rémunération est basse et qu’ils sont mis sous pression pour travailler beaucoup. Au final, la différence vient surtout des conditions de travail: il est difficile de comparer une clinique où le médecin chinois traite plusieurs patients en parallèle et communique par le biais d’un interprète avec une thérapeute suisse qui ouvre un cabinet dans sa villa après une réorientation personnelle et professionnelle.»

Les migrants chinois se disent parfois déçus de leur séjour en Suisse, qui ne s’avère pas aussi enrichissant que prévu — au propre comme au figuré: «Une fois arrivés, ils se rendent compte que leur situation matérielle était meilleure en Chine, explique Marylène Lieber. Le salaire suisse paraissait certes élevé avant de partir, mais ils sous-estiment souvent les coûts de la vie ici. Ils restent également très isolés à cause de la langue, et ne peuvent trouver refuge dans la communauté chinoise qui, en Suisse, se compose essentiellement de personnes très qualifiées faisant partie du milieu des expats internationaux.»

Certains patients apprécieront l’authenticité et la formation d’un thérapeute chinois, d’autres préféreront la psychologie et l’écoute d’un Suisse. Aujourd’hui plus que jamais, le patient friand de médecine alternative a l’embarras du choix.

Les assureurs assurent la qualité

Chaque canton décide de réguler ou non la pratique de la médecine traditionnelle chinoise (MTC) par des non-médecins. Si quelques cantons alémaniques ont imposé des règles strictes, la Suisse romande se distingue cependant par une liberté totale, à l’exception de Genève. N’importe qui peut donc ouvrir un cabinet et se déclarer thérapeute MTC. Les associations professionnelles organisent des formations, font du lobbying auprès des autorités et certifient parfois les thérapeutes, mais leur nombre rend la situation peu lisible, avec l’ASA, l’AG MAR, la SACAM et autres SMS, OPS-MTC, ACU ou encore ASCA et FAMS. Au final, le contrôle est exercé par les caisses maladie, qui ne remboursent que des praticiens certifiés auprès d’ellesmêmes, du Registre de médecine empirique (RME) ou de la Fondation suisse pour les médecines complémentaires (ASCA). Les critères exigent par exemple d’avoir accompli au moins 600 heures de formation et 250 heures de pratique.

Les médecins chinois doivent eux aussi s’enregistrer pour que leur traitement soit remboursé. «Examiner leurs dossiers nous demande du temps, précise Silva Keberle, responsable du RME. Nous avons dû engager des interprètes pour vérifier l’authenticité des diplômes et avons établi des relations avec les universités sur place ainsi qu’avec l’ambassade de Chine à Berne. Un assureur a mentionné des cas suspects, mais à notre connaissance les fraudes restent très rares.»
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TEMOIGNAGES

«Ma vie ici est plus agréable qu’en Chine»
Tang Xianlu, 38 ans, acupuncteur, phytothérapeuthe et masseur chez Sinomed (à Nyon et à Montreux)

Diplômé de l’Université pour la médecine chinoise de Chengdu (Chine), Tang Xianlu a pratiqué durant treize ans avant de venir en Suisse en 2010. Il a saisi l’occasion après une annonce parue dans un journal. «Ce poste m’a offert l’occasion de découvrir un nouveau continent et un pays où la nature est magnifique. Professionnellement, j’étais attiré par la Suisse car la médecine chinoise y est encore peu développée. Il reste beaucoup à faire dans ce domaine.»

Les formalités pour s’établir en Suisse ne lui ont posé aucun problème. Son employeur, Sinomed, s’est chargé de toutes les démarches. «J’ai d’abord reçu un permis de travail d’une durée limitée à deux ans. Par chance, j’ai pu le faire récemment transformer en permis B. Je pense rester encore cinq ans.» S’il apprécie cette nouvelle stabilité, son intégration reste entravée par la barrière de la langue. «Je suis des cours de français depuis deux ans, mais je ne m’exprime qu’en anglais et en chinois. Au travail, j’ai la chance de pouvoir compter sur la présence constante d’une interprète, mais pas dans ma vie privée. Cela me pèse, car j’aimerais élargir mon cercle de connaissances.»

Spécialisé en massages anmo et tuina, le médecin traite surtout les personnes atteintes de lombalgies, de cervicalgies, mais aussi de dépression. «En Suisse, les patients qui viennent me voir le font souvent en dernier recours, après avoir suivi un traitement occidental classique. Ils sont atteints de troubles de santé plus lourds que ceux que je suivais en Chine.» Tang Xianlu se dit satisfait de son expérience. «Ici, le niveau de vie des médecins est le même qu’en Chine, mais la vie est plus agréable: nous avons droit à davantage de vacances et nous ne travaillons pas le week-end.»
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«La barrière de la langue décourage de nombreux praticiens»
Hu Weiguo, 47 ans, spécialiste en médecine chinoise chez Sinomedica (Genève)

«Je me suis bien intégré en Suisse.» Hu Weiguo travaille chez Sinomedica et vit à Genève depuis sept ans. Vice-secrétaire général de la Fédération mondiale d’acupuncture (WFAS), cet homme marié et père d’un adolescent a obtenu un doctorat après onze ans de formation en Chine. Il a travaillé six ans à Nice comme professeur de médecine chinoise à l’université avant de se tourner vers la Suisse pour des raisons pratiques et familiales. «Je voulais que mon fils de 16 ans poursuive ses études dans un système francophone. A l’époque, j’étais en contact avec deux anciens professeurs de l’Université de Pékin établis à Genève, qui ont beaucoup facilité mon arrivée.»

Parlant couramment français, ce professionnel reconnu dans sa discipline est conscient de la nature exceptionnelle de son parcours. «La barrière de la langue décourage de nombreux praticiens chinois, qui hésitent à changer de pays. D’autant que le niveau de vie des médecins en Chine s’est beaucoup amélioré depuis trente ans.»

Hu Weiguo ne se plaint pas de son rythme de travail, mais regrette de travailler seul. «En Chine, les médecins sont aidés par des assistants. Cela leur permet de voir jusqu’à 100 personnes par jour! Et comme les patients connaissent souvent mal les méthodes de la médecine chinoise, il faut prendre le temps pour des explications. Pour ces deux raisons, le nombre de consultations en Suisse est divisé par quatre.»
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Six idées reçues sur la médecine traditionnelle chinoise

La Suisse a développé une MTC adaptée à sa culture et aux attentes des patients qui ne correspond pas vraiment à la médecine ancestrale pratiquée autrefois en Chine. On y pratique une médecine psychologisante où l’on prend le temps d’écouter, alors qu’en Chine, par exemple, les salles de consultation offrent bien moins d’intimité. Entre l’Occident et l’Orient s’immiscent ainsi nombre de malentendus. Paul Unschuld, célèbre sinologue de Berlin spécialisé dans l’histoire de la médecine chinoise*, démonte les plus gros clichés qui accompagnent la médecine traditionnelle chinoise.

1. Un savoir ancestral?

Paul Unschuld: «Ce que l’Occident appelle la médecine traditionnelle chinoise est en fait le produit d’une rationalisation menée par le Gouvernement chinois entre 1950 et 1975, qui voulait réconcilier les pratiques traditionnelles avec une vue moderniste de la science.»

2. Focalisée sur le patient?

«En Chine, certains praticiens traitent 200 patients par jour. Ils recourent volontiers aux médicaments et aux plantes médicinales, carils touchent des commissions surles prescriptions qu’ils délivrent.»

3. Centrée sur l’acupuncture?

«A part une petite résurgence pendant la Révolution culturelle, l’acupuncture n’a jamais joué un grand rôle en Chine.»

4. Garder en bonne santé plutôt que guérir?

«Au début, l’acupuncture était décrite comme un moyen pour corriger très tôt des “déviations” hors d’un état d’équilibre souhaitable. Mais cette approche a rapidement fait place à un usage thérapeutique. L’idée que le patient paie son médecin pour rester en bonne santé et non pas en cas de maladie est un mythe complet.»

5. Alternative à la médecine occidentale?

«Pour Pékin, le futur de la médecine chinoise se trouve du côté de la science moderne et de la biochimie. Le gouvernement travaille depuis des décennies à identifier les aspects traditionnels efficaces et à les intégrer dans la médecine moderne – et à se débarrasser des pratiques trop archaïques. Pour lui, il n’y a pas d’opposition avec la médecine occidentale.»

6. Chinoise par essence?

«Des développements importants se sont faits en Europe, comme l’acupuncture auriculaire, par exemple, inventée par le Français Paul Nogier. La MTC telle qu’on la pratique en Europe est une projection de nos propres anxiétés face à la médecine occidentale et de notre désir d’une approche alternative. La majorité des livres sur la MTC n’ont pas été écrits par des Chinois, mais par des Occidentaux…»

*«Approches occidentales et orientales de la guérison», 2012, Springer France.
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Collaboration: Camille Guignet
Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.