TECHNOPHILE

Bitcoin, la monnaie virtuelle et libertaire

Un inventeur non identifié a créé une devise entièrement décentralisée: les bitcoins. Ce projet radical veut se libérer de la tutelle des banques et des gouvernements. Explications.

C’est une histoire d’argent, mais pas de richesse. Depuis bientôt quatre ans, une communauté d’internautes un peu marginale tente de redéfinir le concept même de monnaie. La devise électronique «bitcoin» entend en effet s’affranchir de toute institution, que ce soient les banques centrales ou privées, les émetteurs de carte de crédit ou les sociétés de transferts d’argent. Sa solution: exister uniquement grâce à sa communauté d’usagers.

Les bitcoins peuvent être achetés contre des devises officielles et s’échangent sur le réseau comme moyen de paiement. Les transactions sont anonymes, ce qui séduit autant les milieux crypto-anarchistes à la Wikileaks que certains criminels avertis. Le site Silk Road (surnommé «Ebay des drogues») échange par exemple des bitcoins contre des stupéfiants ou des armes et prend soin de protéger la confidentialité de ses usagers en n’étant accessible que via TOR, un dispositif qui anonymise le trafic internet. Et lorsque des «hacktivistes» ont subtilisé les déclarations d’impôt du candidat Mitt Romney deux mois avant l’élection présidentielle américaine de 2012, ils ont demandé que leur rançon d’un million de dollars soit réglée en bitcoins (sans succès).

Indépendance et anonymat

Le créateur des bitcoins se cache derrière le pseudonyme Satoshi Nakamoto. Les recherches du journaliste Joshua Davis menées pour le New Yorker se sont resserrées sur Michael Clear, un doctorant de Trinity College Dublin, mais celui-ci nie être le fameux inventeur. Les motivations de Nakamoto semblent en tout cas clairement politiques: son projet établit une nouvelle monnaie décentralisée et indépendante. Dans ses messages postés sur des forums spécialisés, il déclare se méfier de l’influence des politiciens, capables d’agir sur le cours d’une devise grâce à la planche à billets, une modification des taux d’intérêt ou une intervention sur les marchés financiers. La toute première transaction du réseau (le «Genesis block») recèle d’ailleurs le message «The Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks», une phrase tirée du «Financial Times» qui se réfère aux intentions du gouvernement britannique de sauver à nouveau les banques du pays.

Au contraire d’un transfert bancaire ou par carte de crédit qui peut toujours être annulé, ces transactions virtuelles sont irréversibles. Le bitcoin ressemble ainsi à un billet de banque: une fois dépensé, impossible de faire marche arrière. Le système protège fortement la confidentialité de ses usagers, bien que l’anonymat ne soit, en fait, pas rigoureux. «Nous parlons plutôt de pseudonymat, explique Maxime Augier, doctorant en cryptographie à l’EPFL et connaisseur du projet. Les transactions sont entièrement publiques, mais ne suffisent pas pour percer l’identité des gens. Car à chaque paiement, le logiciel gérant les bitcoins établit automatiquement un nouveau compte, de telle sorte que le monde extérieur ne peut déterminer si un transfert est destiné à une autre personne ou bien s’il s’agit d’un mouvement interne.» C’est donc en brouillant les pistes que le système crée la confidentialité.

L’argent papier possède pourtant un avantage de taille: à moins d’être magicien, impossible de donner le même billet de banque à deux personnes. Pour éviter ce problème de la «double dépense», les transferts électroniques usuels transitent par une institution centrale qui tient à jour un registre des transactions et des usagers. Pour éviter cette surveillance par un tiers, le système Bitcoin fonctionne de manière entièrement décentralisée: c’est le réseau lui-même qui valide les échanges. Pour être autorisé, un transfert doit subir une opération mathématique très complexe qui exige la participation des dizaines de milliers d’ordinateurs utilisés par la communauté Bitcoin. Le système fonctionne donc par consensus.

Cette architecture décentralisée évite la faiblesse humaine, que les hackers savent bien exploiter en se faisant par exemple passer pour le supérieur hiérarchique d’un responsable informatique. «Il est toujours envisageable qu’un employé d’une banque se fasse corrompre ou manipuler malgré lui, note Maxime Augier. Avec Bitcoin, il est impossible de détourner le système pour autant qu’une majorité des usagers se comporte de manière honnête.»

Les connaisseurs sont unanimes à saluer la solidité des protocoles. Dan Kaminsky, un expert en chiffrement, raconte dans le «New Yorker» comment toutes ses tentatives pour compromettre Bitcoin avaient échoué: «J’ai mis au point de très belles attaques, mais à chaque tentative il y avait déjà une ligne de code qui répondait au problème.» Ce haut niveau de sécurité n’a pas empêché des vols, survenus suite à des erreurs d’origine humaine. En septembre 2012, par exemple, des hackers ont pu dérober 25’000 bitcoins (soit plus de 250’000 dollars) sur le site de change Bitfloor après avoir accédé à des informations sauvegardées de manière non-chiffrée. Un usager risque de perdre tout son avoir si un voleur réussit à pénétrer dans son ordinateur et à obtenir le mot de passe du logiciel de gestion.

Miner son argent

Les utilisateurs sont priés de faire constamment tourner leur ordinateur pour participer au processus de validation, avec des dépenses d’électricité non négligeables. Comme motivation, le système crédite 50 unités au premier usager qui effectue la validation. Cette forme de loterie (appelée «minage») joue un second rôle crucial: elle met en circulation de nouveaux bitcoins sans passer par des plateformes d’échange.

Car l’essence du projet n’est pas de proposer un simple équivalent aux dollars – comme le sont la plupart des devises virtuelles telles que les Ven ou les (défunts) Facebook Credits. Il veut définir une monnaie à l’existence indépendante, ce qui exige d’offrir une méthode pour la mettre en circulation. Avec le minage, Satoshi Nakamoto a trouvé une solution élégante, qui introduit de manière décentralisée et aléatoire les nouveaux bitcoins. Ceux-ci acquièrent une valeur objective: l’électricité dépensée par les ordinateurs pour les miner. Ils constituent ainsi une «monnaie-marchandise» qui, comme l’or ou l’argent, trouve une valeur dans le matériau (ou ici, l’énergie) nécessaire à leur fabrication, soit environ 6 dollars par bitcoin miné.

Des plateformes sont rapidement apparues pour échanger devises électroniques et officielles. Au printemps 2011, une bulle fait monter la valeur du bitcoin à 35 dollars, qui chute ensuite à 3 dollars avant de se rétablir vers les 12 dollars. L’avenir du système reste incertain: un nombre fixe d’unités (21 millions) est prévu d’être mis en circulation d’ici à une quinzaine d’années. Les économistes craignent qu’une spirale déflationniste ne se mette alors en place: la valeur de la monnaie virtuelle, devenue denrée rare, augmenterait de manière inexorable, ce qui encouragerait les usagers à thésauriser plutôt qu’à dépenser. Un comble pour un moyen de paiement électronique censé fluidifier les échanges commerciaux.

Avec seulement quelques centaines de débouchés, la crypto-devise reste relativement confidentielle. «Je ne suis pas convaincu que Bitcoin ira forcément très loin, commente Dave Birch, spécialiste des monnaies électroniques et directeur de Consult Hyperion, une agence de conseil basée à Guildford (Angleterre). Mais c’est une construction extrêmement intéressante qui incite les gens à explorer des nouvelles choses.» Le futur de l’argent virtuel ne s’appelle peut-être pas Bitcoin, mais le projet montre à quoi il pourrait ressembler – et à quels défis s’attendre.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.