KAPITAL

Facebook au Nasdaq: chronologie d’un fiasco

La cotation en Bourse du plus grand réseau social a provoqué un engouement sans précédent cet été, avant de céder la place à la désillusion et aux scandales. Histoire.

Le matin du 18 mai 2012, le patron-fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, âgé de 28 ans et quatre jours, portait son traditionnel sweat-shirt à capuche lorsqu’il a fait sonner la cloche d’ouverture du Nasdaq depuis le siège de son groupe, en Californie. Ce geste symbolique, que la Bourse new-yorkaise des valeurs technologiques autorise aux dirigeants des grandes sociétés lors de leur arrivée sur le marché, sonnait aussi le début d’une désillusion pour Facebook: introduit à 38 dollars, le titre du réseau social avait perdu la moitié de sa valeur trois mois plus tard.

L’anecdote du sweat à capuche (appelé «hoodie» outre-Atlantique) pourrait résumer le sentiment de nombreux commentateurs aux Etats-Unis, pays d’origine du site internet aux 955 millions d’utilisateurs. Quelques jours avant l’entrée en Bourse, le vêtement de Mark Zuckerberg a déclenché une polémique, vite baptisée «hoodiegate» par les médias: des analystes de Bloomberg, du «New York Times» ou du «Washington Post» se sont offusqués que le fondateur de Facebook porte cette tenue décontractée (celle des sportifs, des rappeurs ou des voyous) alors qu’il rencontrait des investisseurs importants.

Un manque de respect vis-à-vis de ces derniers, selon eux. L’uniforme «relax» de la Silicon Valley est-il soluble dans le Nasdaq? Quand on se penche sur les raisons de la déconfiture de Facebook en Bourse, force est de constater que les cols blancs de la finance ont aussi leur part de responsabilité dans cette introduction ratée. Dans les jours précédant l’introduction, Morgan Stanley, la banque qui pilotait l’opération, a changé plusieurs fois la valeur de mise sur le marché, ainsi que le volume d’actions.

«Il est extrêmement rare qu’on dévie ainsi dans la fourchette de prix annoncée initialement», rappelle Thomas Neveux, associé chez Clipperton, firme de corporate finance spécialisée dans les sociétés high-tech. «La banque et Facebook ont décidé d’augmenter le prix d’introduction en fonction des pré-souscriptions, annonçant un maximum de 35 dollars l’action, puis 36, puis 38. Ils ont aussi augmenté de 25% le volume de titres. Vis-à-vis des investisseurs, le message est désastreux: cela revient à dire «vous êtes de tels pigeons que nous allons vous donner encore plus de monnaie de singe, que vous achèterez comme des fous.»»

Selon Thomas Neveux, Facebook a «péché par gourmandise, et aussi par aveuglement». Le 18 mai, l’action est donc proposée à 38 dollars, valorisant la compagnie à 104 milliards de dollars — très loin devant les 23 milliards de Google lors de son introduction, en 2004. Au soir de ce premier jour de cotation, le Nasdaq annonce qu’un record de 576 millions d’échanges a été atteint. Mais le titre termine sur une très décevante progression de 0,61%, à 38,23 dollars.

On apprend rapidement que cette journée a connu plusieurs couacs, et conserve des zones d’ombre. Dépassé par l’afflux d’ordres, le Nasdaq a rencontré des problèmes techniques qui ont empêché des transactions. Selon le «Wall Street Journal», ces problèmes ont coûté en une journée 100 millions de dollars aux intermédiaires financiers, dont 30 millions pour UBS, qui veut être indemnisée. Et, surtout, le rôle des banques mandatées par Facebook reste sujet à caution. On leur reproche notamment d’avoir communiqué des informations importantes à certains investisseurs privilégiés.

Résultat, l’arrivée en Bourse de Facebook se double de scandales en puissance: Morgan Stanley, qui chapeautait l’introduction, mais aussi JP Morgan, Goldman Sachs, Bank of America et la Barclays sont aujourd’hui, ainsi que Facebook et le Nasdaq, l’objet de procédures judiciaires en «class action», ou d’un procès intenté par l’Etat du Massachusetts, ou encore d’enquêtes de la SEC, le gendarme américain de la Bourse.

Dès le 30 mai, Facebook avait déjà perdu le quart de sa valeur. Ce qui autorisait le «Wall Street Journal», la «bible» des marchés américains, à qualifier cette introduction en Bourse de «fiasco». Thomas Neveux estime que Facebook et ses banques ont mal évalué leur capacité à «soutenir» la valorisation qu’ils escomptaient pour la société: «Quand on introduit une société avec une valorisation élevée, il faut un contexte qui rende sûr, ou presque, que le cours sera tenable. Il faut donc que la société soit en contexte d’ultra-croissance.» En 2012, ce n’était plus le cas pour Facebook. Selon l’analyste, le site californien n’a pas pu profiter de la fenêtre idéale, 2009 ou 2010, à cause de la crise financière. Le 18 mai, Facebook avait la possibilité de réussir une très forte valorisation, mais uniquement en raison de la très forte attente que suscitait le titre.

Faire croître le cours, ou même le maintenir, s’avère plus difficile. «Aujourd’hui, les gens ont commencé à s’intéresser au «bottom line», c’est-à-dire à la rentabilité, et non au «top-line», la croissance de la société. En mai, Facebook était déjà en train de saturer son marché.» Des libérations de «lock-up» (des actions invendables jusqu’à une certaine date) ont ensuite contribué à faire chuter le cours, comme le 16 août.

Les perspectives se sont toutefois améliorées au fil des mois. Et la confiance des investisseurs revient comme en témoigne la progression de plus de 30% sur le mois de novembre.

L’action Facebook pourra remonter durablement si le réseau arrive à renouveler son business model. «Le modèle actuel, qui repose sur la publicité, peut générer de la valeur, mais pas à la hauteur de cette valorisation», estime Grégory Pouy, consultant en marketing digital et fondateur de l’agence La Mercatique. Le site, qui favorisait jusqu’en mai le confort des utilisateurs en réduisant au minimum la place de la publicité, a changé de stratégie depuis qu’il est coté. «Mais aujourd’hui, seuls 8% des «fans» d’une marque voient les statuts postés par cette marque, ce n’est pas suffisant», ajoute Grégory Pouy.

Selon le consultant, Facebook devrait s’inspirer d’Apple, en développant sa plateforme d’applications (dont certaines sont déjà payantes), ou de LinkedIn — le seul réseau social à réussir en Bourse –, en faisant payer ses «heavy users».

En attendant, Facebook conserve de bons fondamentaux: de très loin leader mondial des réseaux sociaux, son leadership n’est pas contesté comme le furent ceux des défuntes compagnies high-tech Netscape, AOL ou Altavista.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5).