CULTURE

Les coups montés du marché de l’art

L’artiste Damien Hirst a fait exploser le prix d’un vieux portrait de Joseph Staline par le simple ajout d’un nez rouge. Comment une œuvre d’art a priori sans intérêt peut-elle soudainement valoir des millions? Explications.

Adrian Anthony Gill n’aurait jamais imaginé vendre aussi cher son vieux portrait de Joseph Staline. L’éditorialiste du Sunday Times avait acquis le tableau non signé pour seulement 200 livres sterling et l’utilisait dans son bureau comme «aide pour travailler dur». En 2007, Gill envoie une demande de mise aux enchères à la société Christie’s, qui refuse sous prétexte qu’elle ne prend pas de représentations de Staline ou Hitler. «Et si c’était un Staline par Damien Hirst?», rétorque le journaliste. «Dans ce cas, nous serions ravis de l’avoir», admet Christie’s. Gill appelle alors l’artiste et lui demande de peindre un nez rouge au dictateur, ce qu’il accepte de faire. Résultat: l’œuvre trouve preneur à 168’000 livres, soit plus de 250’000 francs.

Paradoxe étonnant, des créations qui passent difficilement pour des chefs-d’œuvre, du moins aux yeux de profanes, atteignent des sommes exorbitantes sur le marché de l’art. Damien Hirst est passé maître en la matière: le Britannique a écoulé pour plusieurs millions de dollars des tableaux très similaires ne comportant que des points de couleurs sur fond blanc — qui plus est produits par ses assistants. Autre exemple: en 2005, une publicité Marlboro reprise en photo, signée et encadrée par l’artiste américain Richard Prince est vendue 1,2 million de dollars, ce qui en fait alors la photographie la plus chère de l’histoire. En 2010, un tas de bonbons atteint aux enchères 4,6 millions de dollars: pour l’artiste défunt, Félix González-Torres, ces friandises sont censées être empilées sur le sol et mangées par les spectateurs — elles représentent son ami le collectionneur Marcel Brient.

Des créateurs devenus usines

Comment justifier de telles sommes? «Le prix d’une œuvre d’art ne correspond pas forcément à sa valeur artistique, estime Pierre-Henri Jaccaud, directeur de la galerie Skopia à Genève. Le marché reflète le goût moyen d’un certain nombre de personnes à un certain moment. Des clowneries peuvent êtres mises en vente pour une fortune, des œuvres somptueuses pour un prix accessible.» Dans son livre The $12 Million Stuffed Shark, l’économiste Don Thompson souligne que le prix dépend avant tout de «l’image de marque» de l’artiste, une valeur qui s’acquiert en travaillant avec une galerie réputée, en bénéficiant de relais dans les médias ou encore en intégrant de grandes collections privées. Le marché a ainsi tendance à automatiquement plébisciter les nouvelles œuvres des artistes cotés — quelle qu’en soit la qualité intrinsèque.

Il n’est, par exemple, pas rare que des collectionneurs participent aux enchères d’un artiste uniquement pour s’assurer qu’une pièce ne soit pas écoulée trop bon marché et ne dévalue leur propre collection. Certains artistes contemporains comme Andy Warhol ont monté de véritables usines artistiques, produisant des pièces similaires par dizaines voire centaines durant leur carrière: il suffit que le prix de l’une d’entre elles baisse pour que la valeur de toutes les autres soit tirée vers le bas sur le marché de l’art.

Un marché qui est d’ailleurs tout sauf transparent, ce qui contribue aussi à fausser le lien entre valeur artistique et valeur marchande: acheter une œuvre en possession d’informations privilégiées, comme le fait de savoir avant tout le monde que cet artiste va prochainement être exposé dans un grand musée, ne constitue pas un délit d’initié comme à la Bourse. Analyste financier et fondateur de la société Skate’s Art Market Research, Sergey Skaterschikov confirme: «L’art n’est pas vendu comme un instrument financier: les marchands parlent plutôt d’une ‹quête intellectuelle› et en sortent ainsi blanchis.»

Les artistes eux-mêmes ne sont pas toujours innocents dans l’apparition de ces engouements commerciaux: «Comme parfois dans le cinéma ou la musique, certains créateurs essaient de suivre les tendances pour séduire un public plutôt que d’inventer des choses nouvelles et maintenir une éthique de travail, dénonce Yann Chateigné, responsable du département Arts visuels à la Haute école d’art et de design Genève (HEAD). D’autres distinguent dans leur pratique les œuvres destinées aux collectionneurs privés de celles plutôt expérimentales pour les institutions. Cependant, de nombreux artistes évoluent en dehors du marché et se concentrent sur leur démarche artistique. Pour moi, les meilleurs restent avant tout ceux qui donnent le sentiment d’une œuvre cohérente dans sa globalité.»

La crise, épine dans le pied de l’art contemporain

Les prix des œuvres sont également influencés par l’environnement conjoncturel. Les périodes de crise favorisent ainsi les grands noms de l’art comme Picasso ou Van Gogh, qui font alors office de valeurs refuges, poursuit l’analyste Sergey Skaterschikov: «Les œuvres qui coûtent entre 1 et 20 millions de dollars ont l’avantage de bien conserver leur valeur sur le long terme. Elles ont attiré de nombreux investisseurs depuis la crise de 2008.»

Au-delà de ces montants, il ne s’agit plus d’investissements mais d’une «chasse aux chefs-d’œuvre» pratiquée par un club restreint de multi-milliardaires. Ce jeu a lui aussi connu un essor fulgurant durant la crise: onze des vingt plus grandes sommes jamais payées aux enchères pour des œuvres d’art ont été enregistrées depuis 2008. Le record remonte au 2 mai 2012, avec la vente du Cri d’Edvard Munch pour 120 millions de dollars. «Il faut cependant savoir qu’aucune œuvre d’art achetée pour plus de 30 millions de dollars n’a jamais été revendue à profit, souligne Sergey Skaterschikov. En ce sens, il est complètement irrationnel de payer davantage.»

La crise n’est en revanche pas bénéfique aux œuvres d’art contemporain, qui inspirent moins de solidité sur le long terme aux investisseurs. Pas sûr que le nez rouge de Hirst aurait atteint une telle somme dans la période post-2008. «Il existe un surplus d’offre pour une demande très sélective. Actuellement, Damien Hirst ne vend quasiment pas d’œuvres à plusieurs millions.» Pas de quoi reléguer l’artiste pour autant… «Il joue désormais sur son image et propose à des prix abordables des posters, éditions limitées ou autres produits associés. Son modèle d’affaires se rapproche aujourd’hui plus d’une marque de mode et rencontre un énorme succès.» Pour Sergey Skaterschikov, c’est bien ce jeune segment du marché – les œuvres d’art de «consommation» et leurs dérivés – qui affichera la plus forte croissance ces prochaines décennies.

Etonner le public

La question demeure: au-delà de ces mécanismes purement commerciaux, comment juger de la véritable valeur artistique d’une œuvre? Jerry Saltz, critique d’art au magazine New York, dresse un constat sans appel: 85% des nouvelles œuvres contemporaines ne valent absolument rien. Problème: le monde de l’art est incapable de se mettre d’accord quant aux œuvres à ranger dans les 15% restants… «Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut plus juger une œuvre uniquement sur le savoir-faire technique, expliqueHans Rudolf Reust, critique d’art et ancien président de la Commission fédérale d’art. L’art s’est ouvert à toutes sortes de supports au siècle passé. Il ne se définit donc plus vraiment par son médium, mais par la mise en œuvre d’une idée dans un médium donné.»

Pour lui, le critère le plus important repose dans la capacité de l’œuvre à «étonner» le spectateur: «L’art a la capacité de nous heurter, nous irriter, nous embarrasser, nous confronter à ce qu’on n’attendait pas ou à ce qu’on avait oublié. Une œuvre doit illuminer le coin d’une pièce se trouvant auparavant dans l’obscurité.» Kirsten Ward, médecin et psychologue américaine, soutient ainsi que l’art a le plus grand impact lorsqu’il déclenche un dialogue entre les zones rationnelles et émotionnelles du cerveau. D’autres estiment qu’une œuvre d’art de qualité ne lasse jamais son propriétaire: placée chez soi et observée plusieurs fois par jour pendant des semaines voire des mois, elle conserve son intérêt primaire.

Pierre-Henri Jaccaud souligne de son côté l’importance du temps dans la reconnaissance de la valeur artistique: «Aujourd’hui, le monde de l’art est quasi unanime devant les œuvres de Cézanne, qui n’a pourtant pu exposer qu’une seule fois au Salon officiel de Paris et dont le travail a convaincu la critique seulement à la fin de sa vie.» Selon lui, le marché de l’art finit toujours par reconnaître les vrais génies: «Un jeune artiste va toujours commencer par être relativement bon marché. Son prix évoluera ensuite selon les modes et goûts du moment. Mais sur le long terme, la valeur artistique se verra et primera.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).