GLOCAL

Payer plus pour attendre moins

«Premier arrivé, premier servi», dit l’adage. Cette éthique des files d’attente est balayée par une offre premium qui débarque cet hiver à Laax. Peut-on vraiment tout acheter?

«Moi j’attendrai, je n’ai pas les moyens de payer cet abonnement VIP», clameront les uns, arrivés aux caisses des remontées mécaniques. «Allez, fais un effort, on ne va pas perdre notre temps à t’attendre en haut des installations», rétorqueront les autres, plus fortunés. A l’heure de partir en équipe à ski ou snowboard, on ne s’inquiétait pas jusqu’ici du pouvoir d’achat de ses amis; on les savait en mesure de payer la carte journalière. Ceux qui optent pour Laax ont intérêt à s’en soucier, sous peine de rencontrer quelques surprises.

En effet, depuis le début de la saison 2012-2013, la station grisonne permet aux riches de monnayer l’accès à une place de parc proche du départ des installations mais surtout de «tricher» dans les files d’attente. Entendez par là que «riches et pauvres» n’attendent plus pareillement. Grâce au forfait «Blueline», pour 99 francs (au lieu de 71 francs), les premiers sont dispensés d’attendre et font la nique aux seconds qui se gèleront d’autant plus longtemps, à moins que la colère engendrée par cette ségrégation hivernale ne les réchauffe.

«Bienvenue dans un monde meilleur!», le slogan cynique du roman «99 francs» de Beigbeder débarque sur les pistes. Un monde qui compte désormais un nouveau signe extérieur de richesse: snober les files d’attente. Comme le dénonçait dans une longue tirade François Mitterrand, l’argent semble tout pouvoir: «L’argent corrompt, l’argent écrase, l’argent ruine, (..) l’argent pourrit jusqu’à la conscience des hommes.» Aujourd’hui, il pourrait revisiter un slogan sarkozyste et ajouter à sa liste: «L’argent permet de payer plus pour attendre moins.»

Le projet-pilote de Laax est inspiré par la station d’Aspen (USA) qui connaît un grand succès avec ses abonnements VIP. En Suisse, il est suivi avec beaucoup d’attention par l’ensemble des stations qui pourraient se lancer prochainement dans ce même type d’offre. A quelques exceptions cependant: «Cette offre ne correspond pas à notre mentalité. On est peut-être un peu plus égalitaires qu’ailleurs», estime Jean-Paul Jotterand, directeur de TéléDiablerets. Peter Reinle, responsable du domaine du Titlis s’y oppose aussi: «Nous ne voulons pas créer une société à deux vitesses chez nous.»

Peut-on tout acheter? N’attendons pas du capitalisme qu’il soit moral. Le philosophe politique Michael Sandel, une star aux USA, considère que c’est à nous d’avoir une morale et de poser des limites au marché dont les lois envahissent peu à peu des domaines qui jusque-là lui échappaient: l’amitié, la justice, la maladie, le sport, l’amour même. Son dernier ouvrage « What Money Can’t Buy » est un plaidoyer contre la marchandisation de toutes les facettes de notre existence.

Selon l’auteur, on ne saurait réduire les relations entre les êtres humains à des rapports entre des marchandises; la logique du marché ne saurait tout envahir. Le premier chapitre de son ouvrage porte précisément sur le principe distributif de la file d’attente. «Premier arrivé, premier servi», une répartition qui a l’avantage d’être plus égalitaire que d’autres. Et de citer l’exemple d’un théâtre new yorkais, le New York City’s Public Theater, devant lequel se forme une file d’attente dès le matin. Ses guichets délivrent des tickets gratuits pour aller voir une pièce de théâtre le soir même. Pour permettre une distribution équitable, le théâtre a choisi le critère de l’attente, signe d’enthousiasme et moins discriminant que l’argent. C’était sans compter sur l’apparition d’un site internet (Craigslist) qui permet de trouver quelqu’un pour faire la queue votre place pour 125 dollars.

On trouve d’ailleurs de plus en plus de ces «coupe-files» dans les aéroports, les parcs d’attraction et même, à en croire Sandel, aux urgences de certains hôpitaux. Fini le temps où l’on récompensait les plus patients! L’argent est en train de supplanter l’éthique de la file d’attente et devient un critère de distribution là où la politesse l’avait jusqu’ici écarté. La nouvelle offre de Laax vient attester de ce phénomène en cours.