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«La valeur économique n’est pas objective»

L’économiste français André Orléan conteste la théorie d’une valeur économique indiscutable, fondée sur l’utilité ou le travail. Elle est pour lui une création sociale, au même titre que les valeurs religieuses, esthétiques ou morales. Entretien.

Il flotte dans l’air comme un sentiment de trahison. L’économie, véritable guide de notre société mondialisée, traverse une grave crise de légitimité. Si la plupart des économistes reconnaissent que des erreurs et abus dommageables ont été commis, peu d’entre eux remettent en cause les dogmes fondateurs de l’économie de marché.

Dans son livre L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, André Orléan, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique français), pose une question fondamentale: qu’est-ce qui détermine la valeur des choses qui s’échangent et se vendent en permanence d’un bout à l’autre de la planète? La majorité des économistes prétendent que l’utilité ou le temps de travail permettent de fixer un prix objectif aux marchandises. André Orléan dénonce la validité restreinte de cette hypothèse: que ce soit pour les marchandises ou les actifs financiers, la valorisation est, selon lui, le résultat d’un processus d’interactions entre les acteurs d’une société.

«La crise vient de démontrer que la théorie dominante se révèle trop restrictive pour appréhender l’économie dans sa globalité, estime André Orléan. Néanmoins, la nécessité de refonder l’économie va au-delà de la crise. Elle est une nécessité absolue si l’on veut que nos sociétés accèdent à une meilleure connaissance d’elles-mêmes.»

Votre livre L’Empire de la valeur remet en cause le dogme d’une valeur économique objective. Mais au sens large, comment définissez-vous le concept de valeur?

Les valeurs sont aux origines de la vie en commun. C’est parce qu’ils partagent des valeurs que les individus forment une société. Pour cette raison, les valeurs, qu’elles soient religieuses, morales, esthétiques ou politiques, occupent une place centrale dans les analyses que proposent les sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie). La valeur est une croyance partagée, une représentation collective, qui naît des interactions au sein du groupe. Elle s’impose aux individus par le fait même qu’elle concentre les croyances de tout le groupe, ce qui lui donne son autorité, ce que j’appelle la «puissance de la multitude» (potentio multitudinis) pour reprendre le concept de Spinoza.

Quelles différences existent entre les valeurs sociales et la valeur économique?

Je considère qu’il n’y a pas de différence entre la valeur économique et les valeurs sociales. Et c’est en cela que je me distingue de la majorité des économistes. Pour les économistes dits classiques (Smith, Ricardo, Marx), la valeur provient du travail et se calcule au prorata du temps nécessaire à la production. Pour l’école néoclassique (Walras, Menger et Jevons), c’est l’utilité qui fonde la valeur. Les deux réponses ont en commun de mettre en avant une substance, en l’occurrence le travail ou l’utilité, qui peut être calculée de manière objective, indépendamment des interactions et des croyances des acteurs. Dans les deux cas, la dimension sociale n’apparaît pas et c’est cela que je critique.

En quoi cette dimension sociale est-elle importante?

Selon l’hypothèse néoclassique, qui est l’économie d’aujourd’hui, les objets portent une valeur en eux-mêmes, grâce à la substance qui les a composés: l’utilité. C’est une vision très mécaniste du monde où le lien social n’apparaît pas. Certes, l’économie néoclassique prend en compte les désirs des individus pour déterminer l’utilité des biens, mais ces désirs eux-mêmes sont considérés comme des données extérieures. Or, ce que nous enseigne l’observation des économies développées est que les préférences des individus ne sont en rien un facteur exogène à l’économie marchande. Tout au contraire, elles sont le produit direct de la marchandisation du monde. En conséquence, l’économie néoclassique ne fournit qu’une vision partielle de la réalité économique. Elle explique les prix, une fois les préférences des consommateurs structurées, mais elle ne nous dit rien sur l’évolution des usages.

Pour aller plus loin, il faut abandonner l’hypothèse d’un homo œconomicus entrant sur le marché en sachant ce qu’il veut. Le consommateur des sociétés marchandes ne sait pas ce qu’il veut; il l’apprend en regardant autour de lui ce que font les autres. Le désir est avant tout mimétique. Un individu peut acheter un iPad ou des Nike. Cela dépend de ses interactions sociales, en particulier des compétitions entre groupes sociaux pour accéder au prestige. L’homo œconomicus est une fabrication sociale et nous sommes loin de l’utilitarisme de la pensée néoclassique.

Toutefois, le prix des marchandises demeure régulé par l’offre et la demande…

Effectivement. Quand le prix d’un objet augmente, les individus peuvent se tourner vers un autre moins cher. C’est cette force qui évite que les hausses et les baisses des biens de consommation soient trop importantes. Problème: cette autorégulation du prix qu’on observe sur les marchés des biens de consommation a été transposée aux marchés financiers, alors que ceux-ci ne fonctionnent pas du tout de la même manière.

Comment cela?

Il se passe sur les marchés financiers un phénomène inverse à celui des biens de consommation. En effet, quand le prix d’une action s’envole, les investisseurs ont tendance à l’acheter plutôt qu’à la vendre dans l’idée que son prix continuera à croître. Il s’ensuit mécaniquement une hausse des prix qui vient encore encourager les acheteurs. C’est ce phénomène qui explique les bulles spéculatives. Il illustre parfaitement le fait que la fameuse «loi de l’offre et de la demande» n’est pas valide sur ces marchés. Pourtant, le monde de la finance est présenté comme celui du calcul rationnel où domine l’idée selon laquelle les actifs financiers ont des valeurs objectives, le prix ne faisant que refléter cette valeur. Mais cette vision est totalement fausse, comme le montrent les bulles financières. Elle est démentie par toutes les crises qui se succèdent depuis 1987.

Vous estimez donc que les actifs financiers sont des valeurs subjectives…

Le qualificatif «subjectif» n’est pas satisfaisant. Le prix a pour origine le marché lui-même en tant que lieu où interagissent les investisseurs. Autrement dit, le prix exprime l’opinion du marché. Ce prix peut être dit objectif au sens où il s’impose à toute l’économie. Cependant, cette objectivité est de même nature que l’objectivité des valeurs sociales: elle trouve son fondement dans les croyances du groupe, dans la «puissance de la multitude». Ce que je nie est qu’il existerait une valeur objective préexistante au marché, ce qu’on nomme d’ordinaire la valeur fondamentale de l’actif, qui s’imposerait aux investisseurs et au marché. Une telle valeur objective n’existe pas. Ce qui existe est un prix, le prix de marché, qui est une construction sociale en ce sens qu’il reflète l’opinion majoritaire des investisseurs. D’ailleurs, lorsqu’on veut rendre compte des évolutions des cours boursiers en utilisant des grandeurs objectives, comme le profit ou les cash-flows, cela ne marche pas du tout. Par exemple, lors du krach d’octobre 1987, le Dow Jones a perdu 22,6% de sa valeur, alors que rien de comparable n’a été observé dans l’économie réelle!

Si les crises se succèdent, pourquoi les marchés continuent-ils de prétendre qu’ils reflètent des valeurs objectives?

Il s’agit d’une pure propagande visant à justifier la place démesurée qu’occupent les marchés financiers dans l’économie mondialisée. Afin de légitimer la financiarisation qui commence au début des années 1980 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, certains financiers se sont appuyés sur la théorie économique néoclassique pour faire valoir que les marchés financiers étaient un mécanisme efficace permettant une allocation optimale du capital. On voit bien désormais que cette analyse est totalement erronée.

Suite à la crise financière, le point de vue des économistes a-t-il changé?

La crise a été un grand choc et de nombreux économistes ont constaté que l’efficience financière était un leurre. Pour autant, peu d’économistes estiment nécessaire de sortir du cadre conceptuel actuel. Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz lui-même, par exemple, conteste fortement l’hypothèse d’efficience des marchés financiers, mais conserve l’idée que la valeur des titres est objective. Pour lui, le problème vient des asymétries d’information: le vendeur connaîtrait la valeur réelle des titres, mais pas l’acheteur. Il propose donc qu’il y ait plus de transparence afin que les acheteurs en sachent autant que les vendeurs.

Cela suffira-t-il?

C’est une hypothèse très intéressante. Mais elle est insuffisante parce que, sur les marchés financiers, il est impossible de définir une vraie valeur. Autrement dit, pas plus les vendeurs que les acheteurs ne la connaissent. Stiglitz a à l’esprit ce qui se passe sur le marché des biens: le vendeur d’une voiture d’occasion sait parfaitement ce que vaut sa voiture. Mais sur les marchés financiers, même si le vendeur sait parfaitement ce que représente concrètement le titre, une donnée que l’acheteur peut ignorer, il n’en connaît pas pour autant sa valeur!

Pourquoi?

Un titre financier représente un droit sur des revenus futurs. Par exemple, une action est un droit sur des dividendes à venir. En conséquence, déterminer la valeur d’une action suppose de prévoir quels seront les profits futurs et les dividendes. Parce que la finance néoclassique suppose que le futur est probabilisable, elle serait capable de définir la vraie valeur! Mais cette hypothèse n’est pas tenable: le futur est, par essence, imprévisible. Il existe autant d’estimations que de croyances quant à ce que sera le futur, sans qu’on puisse déterminer la meilleure ou la plus juste. Dans la pratique, c’est grâce au marché que se forme un prix de référence. Mais c’est une création du marché, pas le reflet d’une vraie valeur.

Le sous-titre de votre livre est Refonder l’économie. Mais comment faire? Quelles mesures proposez-vous?

En français, le mot «économie» possède un double sens, que la langue anglaise distingue clairement: d’une part, la discipline économique, economics; d’autre part, l’activité économique, economy. Quand j’écris «Refonder l’économie», je pense à la discipline économique. C’est elle que je cherche à renouveler. Mon idée est que les sciences économiques se sont mises dans une impasse en s’écartant des sciences sociales. Aussi convient-il de proposer un socle conceptuel commun, que je nomme «unidisciplinaire», dans le cadre duquel toutes les sciences sociales pourront dialoguer directement. C’est le but fondamental de mon livre. Cependant, dans la mesure où je suis amené à critiquer la théorie d’efficience des marchés financiers, ma réflexion me conduit à réfuter les politiques de dérégulation qui, depuis trente ans, ont mis aux commandes des marchés financiers par nature instables et imprévisibles. Sortir de cette situation ne sera pas simple car de nombreux et très puissants intérêts s’y opposent, mais c’est la seule voie possible.
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Une version de cet article est parue dans la Revue Hémisphères (volume IV).