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Exilé fiscal et anarchiste

Réfugié à Genève, le millionnaire français Jean-Jacques Aumont cloue au pilori les banquiers suisses indélicats. Son histoire a donné lieu à un documentaire.

Jugés cyniques ou «minables», les exilés fiscaux sont généralement considérés comme des profiteurs du système. De manière moins attendue, ils peuvent aussi devenir des pigeons sur leur nouveau lieu de résidence. Ils seraient en effet des proies rêvées pour des banquiers retors, affirme Jean-Jacques Aumont, un «réfugié» fiscal français, comme il aime à se décrire, installé à Cologny (GE) depuis une vingtaine d’années. «Même si on les vole, les exilés fiscaux font profil bas, car souvent ils ne sont pas totalement en règle. Ils gardent un pied de l’autre côté. Les banques profitent de cette omerta, c’est leur fond de commerce.»

Les fortunes tricolores qui s’installent en Suisse doivent se soumettre à des règles strictes afin de bénéficier du forfait fiscal: passer au moins six mois dans le pays de résidence, ne plus posséder le moindre bien immobilier en France ou encore scolariser les enfants en Suisse. L’exil est alors souvent vécu comme une déchirure et l’ennui pointe. «Généralement, les immigrés se regroupent en communauté, à la manière, par exemple, des Portugais en Suisse. Quand on est exilé fiscal, on se retrouve seul. On ne voit personne, sauf des filous, qui en veulent à votre argent», déclare Jean-Jacques Aumont. D’où la tentation de ne pas complètement couper les ponts et de tricher.

Les conditions viennent encore de se durcir avec la récente offensive du Ministère français des finances. Soulevant un tollé en Suisse, il a dénoncé fin décembre la «tolérance» à l’égard des bénéficiaires de forfaits fiscaux. Depuis 1972, ceux-ci n’étaient pratiquement pas taxés par Paris sur leurs activités françaises s’ils payaient un forfait majoré de 30% en Suisse, un régime qui a pris fin le 1er janvier. Sur ce point, Jean-Jacques Aumont, qui ne possède qu’un compte où il perçoit sa retraite en France, et qui a fait une demande de naturalisation suisse, se met au diapason de son gouvernement: «On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Il faut considérer l’exil fiscal comme un divorce et couper totalement les ponts.»

L’homme d’affaires âgé de 85 ans s’est confié face à la caméra de la cinéaste Gaëlle Boucand. Obnubilé par ses histoires d’argent, il raconte sa réussite financière et ses turpitudes d’exilé fiscal en Suisse. De ces entretiens, la réalisatrice a tiré l’excellent documentaire JJA, qui a remporté une mention spéciale au festival du film de Marseille l’an dernier. Mardi 29 janvier dernier, ce témoignage iconoclaste, qui compose à la fois le portrait d’un homme extravagant et celui d’un système capitaliste non moins insensé a eu droit à sa première suisse dans la salle lausannoise de l’association Trafic.

Contrairement aux discrets étrangers fortunés qui peuplent les bords du Léman, Jean-Jacques Aumont n’hésite pas à s’épancher, ni même à balancer. Le spectateur assiste pendant cinquante minutes à la tortueuse logorrhée d’un financier qui apparaît comme une figure d’Oncle Picsou sympathique et incurablement cupide. Il fait souvent rire. Il énerve aussi. Et peut clairement offusquer des oreilles militant pour la répartition des richesses. D’un point de vue helvétique, on ne manquera pas la critique au vitriol des banques privées, gestionnaires de fortune et avocats genevois: le millionnaire français va jusqu’à comparer le milieu d’affaires du bout du lac à des Thénardier.

Joint par Skype alors qu’il passe l’hiver dans l’hémisphère sud, Jean-Jacques Aumont poursuit sur ce versant polémique: «En Suisse, les banquiers privés ne cherchent pas à faire fructifier votre argent mais juste à le cacher. Ils vous proposent des usines à gaz de sociétés écrans qui passent par Panama, les Bahamas et Singapour avec en général pour objectif de vous enfumer. Les gestionnaires de fortune vous promettent des gains mirifiques mais, en réalité, ils prennent votre argent pour faire des affaires et engranger des commissions. Alors qu’on vous arnaque, on vous explique benoîtement que l’année n’a pas été très bonne, qu’il faut être content de n’avoir perdu que 4%. En Suisse, on est en plein délit d’initiés. Il y a une impunité très nette pour toute une série de pratiques délictueuses. Les réglementations existent pourtant, mais on ne les applique pas et personne ne dénonce ce système», se plaint-il.

Self-made-man d’origine juive, dont le père avait fui en Suisse en l’abandonnant pendant la guerre, Jean-Jacques Aumont a connu ses premiers succès dans le commerce de textile dans l’est de la France. Au cours des années 60, il rejoint Romans, où il est nommé PDG du groupe Unic-Fenestrier, propriétaire de la marque de chaussures Weston. A cette même époque, l’un de ses cousins lui demande de gérer son portefeuille de titres. «Je ne connaissais rien à la finance, mais quand on sait acheter des marchandises, on sait aussi acheter des actions: il faut se renseigner et comparer», assure-t-il. Son dada, c’est le private equity, dont il se met en peine de nous expliquer tous les ressorts dans le détail.

Doté d’un sens des affaires exceptionnel, il va bâtir par ce biais sa fortune, qu’il se refuse à chiffrer, la qualifiant de «très petite en comparaison des prétendus riches». Arrivé à l’âge de la retraite, dans les années 90, il décide de quitter la France pour mettre ses biens à l’abri du fisc. «Grâce à la défiscalisation, j’ai pu acheter une belle maison et conserver mon train de vie de personne active.» Il se dit inquiet pour la France, «un pays d’oligarques» où, si l’on ne sort pas de l’ENA ou de Centrale, les chances de réussite sont minces.

Un air de mafieux repenti

Politiquement, il se décrit de centre-gauche, ou vert’libéral. En revanche, la génération des soixante-huitards l’horripile. «La France est en pleine décadence: on y brise les initiatives et les espoirs. Je veux croire que la Suisse échappera à cette tendance. Dans ce pays, on ne casse pas les ambitions personnelles, à part dans la finance. Le gestionnaire de fortune, prétendument indépendant, reçoit ses instructions de Bâle ou de Zurich sur son ordinateur portable. Lorsqu’on affiche un intérêt pour un produit différent de ce que propose son entreprise, il doit en référer à toute sa hiérarchie. Les banquiers vous vendent toujours les mêmes produits structurés ou hedge funds que j’appelle la Longeole. Ils vous endorment comme avec une drogue douce. On vit dans la narcose financière suisse.»

Composé en une série de plans larges, le documentaire de Gaëlle Boucand montre son héros dans les différentes pièces de sa résidence transformée en forteresse sécurisée par onze caméras de vidéosurveillance. L’exil prend l’allure d’un bannissement ou d’une prison dorée. Le calme provincial de Cologny détonne avec l’animation du boulevard Saint-Germain, à Paris, où ces immigrés retranchés avaient leurs habitudes durant leur vie active.

Considéré comme une fable par sa réalisatrice, qui s’est intéressée précédemment à un milieu totalement opposé, celui des raveurs qui, lors de festivals techno open air, se construisent des espaces de liberté en marge des règles de la société, JJA décrit les mécanismes sous-jacents d’un capitalisme qui renvoie aussi ses figures les plus convaincues dans la marge.

Avec sa faconde et son air de bandit de la finance, Jean-Jacques Aumont ne laisse pas une image de victime sur laquelle s’apitoyer pour autant. «J’ai l’air d’un mafieux repenti, dites-le!», s’amuse-t-il à provoquer pour nous prouver qu’il n’est pas dupe de l’image qu’il nous renvoie dans le film de Gaëlle Boucand. «J’ai 85 ans, je m’en fous. Je prends plaisir à dire tout haut ce que les autres gardent pour eux comme un vilain secret. Oui, j’ai fraudé le fisc français, mais quel mal y a-t-il à frauder un Etat qui n’est pas à la hauteur?» Plaisir qu’il souhaite poursuivre par la publication d’un livre.

Après 85 ans d’obsession financière, Jean-Jacques Aumont semble avoir trouvé un nouveau passe-temps, celui d’emmerdeur et de star de cinéma. «Je suis un capitaliste anarchiste», résume-t-il.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.