KAPITAL

L’étau se resserre autour du trading haute fréquence

La croissance du nombre d’ordres boursiers passés par des ordinateurs ultra-rapides s’accompagne de polémiques liées à leur fonctionnement parfois erratique. La pression monte pour réguler le secteur.

Des traders qui courent, s’agitent ou hurlent sur le «floor», autant d’images diffusées par les chaînes d’information financière qui ne reflètent plus l’état actuel des marchés. Les cris et l’excitation des salles de marché font partie du folklore de la finance. Car la majorité des échanges boursiers ont aujourd’hui lieu dans des serveurs où s’affrontent les «high frequency traders» (traders haute fréquence), des programmes informatiques complexes et automatisés. Une évolution qui fait s’élever des voix exigeant un plus grand contrôle sur ces innovations.

Actuellement, on estime qu’entre 50 et 70% des transactions boursières ne dépendent plus d’une décision humaine mais d’un calcul informatique. «Les traders haute fréquence sont les market makers d’antan et fournissent la liquidité nécessaire au bon déroulement des échanges», assure Jean-Philippe Bouchaud, un ancien physicien reconverti dans la finance et directeur de Capital Fund Management, l’un des plus importants fonds d’investissement français.

Un avis qui ne fait pas l’unanimité dans le monde de la finance. «La majorité de ces ordinateurs tire parti des structures du marché», estime pour sa part Eric Hunsader, fondateur de Nanex, une entreprise basée près de Chicago et qui décortique quotidiennement le comportement des traders haute fréquence. «Leurs algorithmes cherchent continuellement de petites imperfections permettant de faire un profit. La plupart tâtent constamment le marché: ils envoient un ordre qu’ils annulent une fraction de seconde avant que toute transaction soit exécutée», explique l’expert.

En septembre de cette année, Nanex a par exemple commencé à repérer une répétition régulière et inédite d’une série d’ordres immédiatement annulés 25 milisecondes après leur apparition. Provenant d’un seul et mystérieux acteur du marché, ces ordres fantômes ont représenté le 4 octobre jusqu’à 4% de l’activité totale du marché américain, avant de subitement disparaître.

Cette technique de tâtonnement permet aux programmes informatiques de «deviner» les prix à l’achat comme à la vente de produits financiers et de s’assurer une plus-value en s’introduisant dans une transaction entre deux autres participants du marché, parfois eux-mêmes des machines. Ces micro-gains, multipliés des millions de fois dans la journée, assurent des revenus substantiels.

«On tourne en rond, détaille Eric Hunsader. Les algorithmes échangent des titres dont le prix a été fixé par un autre algorithme, en dehors de toute information économique, cela n’a plus de sens.» Depuis son bureau zurichois, Richard Olsen, un pionnier de la finance algorithmique, constate que la structure des marchés électroniques favorise les programmes déstabilisants. «Avant, les market makers humains devaient montrer le prix qu’ils offraient à l’achat comme à la vente, peu importait la transaction.»

Ainsi, explique le financier, pour savoir si la personne en face «bluffait», il suffisait de regarder l’écart entre ces deux prix. Exemptés de cette règle, les ordinateurs arrivent à monopoliser les échanges. En plus de ces pratiques qu’Eric Hunsader n’hésite pas à considérer comme un «délit d’initié moderne», de nombreux événements inimaginables il y a encore quelques années ont placé le trading haute fréquence sous le feu des projecteurs.

Le krach du 6 mai 2010

Ainsi, la date du 6 mai 2010 a trouvé sa place dans l’histoire des krachs boursiers. Ce jour-là, les marchés financiers se sont effondrés de 10% à une vitesse extraordinaire. En l’espace d’environ quinze minutes, le Dow Jones a encaissé sa plus grosse perte en une seule journée en termes de points, représentant une perte passagère d’environ 1’000 milliards de dollars, sans qu’aucune nouvelle économique ou politique particulière ne justifie un tel mouvement.

Un événement baptisé sous le nom de «Flash Crash». Lors de cette chute, des actions de sociétés considérées comme étant de grande qualité et sûres — telles que Procter & Gamble — se sont retrouvées d’un instant à l’autre échangées pour une valeur quasi nulle, avant de retrouver tout aussi subitement leur niveau d’origine. Après le choc, les autorités boursières ont décidé d’annuler certaines transactions ayant eu lieu durant l’effondrement.

Si des spécialistes comme Eric Hunsader n’hésitent pas à montrer du doigt les ordinateurs ultra-rapides responsables à ses yeux de s’être retiré brusquement du marché et provoquant l’effondrement éclair, pour Jean-Philippe Bouchaud, la panique informatique n’est pas si éloignée de celle qui saisissait parfois les traders humains. «Les market makers humains baissaient les bras quand les flux étaient trop importants ou inattendus. Ce comportement est désormais codé en dur dans les algorithmes», affirme le gestionnaire français.

Chez les académiciens, les avis sont aussi partagés. Professeur à l’Université de Genève et au Swiss Finance Institute, Olivier Scaillet n’est pas convaincu de la nuisance du high frequency trading. «Pour l’instant, nous n’avons pas d’évidences académiques prouvant l’existence d’une instabilité provenant spécifiquement des traders haute fréquence et, de manière globale, nous ne constatons pas de hausse de la volatilité.»

Pourtant, Didier Sornette, professeur de l’EPFZ spécialisé dans les crises financières, estime que le trading haute fréquence perturbe les marchés, et dit observer à travers ses études une augmentation d’activité de trading «endogène ou auto-excitée». Ainsi, il se dit partisan d’une réglementation qui limiterait la vitesse des échanges. «On pourrait avoir une taxe montant à 100% pour des transactions en dessous de la seconde», détaille-t-il.

Se voulant rassurant, Olivier Scaillet préfère comparer la finance algorithmique aux technologies aéronautiques. «Personnellement, je ne suis pas effrayé par l’utilisation du pilote automatique lorsque je voyage, cela fait partie de l’évolution», affirme-t-il. Pour l’universitaire, les risques des échanges contrôlés par des ordinateurs sur les marchés électroniques ne diffèrent pas de ceux où les humains maîtrisent la situation directement. «Il y a toujours eu des fraudes et des erreurs, ce n’est pas spécifique aux machines.»

Mauvaises manipulations et bugs

Les failles des algorithmes apportent cependant leurs lots de nouveautés. Ainsi, Knight Capital Group, l’un des principaux brokers américains, a fait face à une erreur en août dernier qui lui a causé plus de 400 millions de dollars de perte en seulement quarante minutes, précipitant l’entreprise au bord du gouffre, tout cela à cause d’un programme mal conçu. «Des morceaux de codes informatiques destinés à être testés ont été lancés sur le marché, ce qui a déclenché des mouvements de ventes et d’achats sans fondement», explique Richard Olsen.

Selon Nanex, qui a analysé les décisions de l’algorithme, les machines auraient fait le choix absurde de vendre des actions au plus bas pour les racheter au plus haut, provoquant des mouvements erratiques sur plus d’une centaine de titres. Une recapitalisation d’urgence a sauvé de justesse Knight Capital de la faillite.

Au rayon des problèmes inhérents à la finance moderne, l’entrée en Bourse de Facebook a également été gâchée par une panne informatique des serveurs du Nasdaq. Incapables de faire face aux flots d’informations — valides ou pas — envoyés par les machines s’apprêtant à trader le titre, ils se sont tus durant dix-sept secondes. Une éternité à l’heure des échanges algorithmiques.

Les craintes des mauvaises manipulations et des bugs coûtant des sommes astronomiques ont fait s’élever de nombreuses voix exigeant plus de contrôle. Avec une loi en préparation, l’Allemagne pourrait ainsi prochainement devenir le premier pays à mettre un frein au développement du trading haute fréquence. Une éventuelle taxe sur les transactions, actuellement en discussion au niveau européen, pourrait également signer l’arrêt de mort des stratégies ultra-rapides dont la rentabilité disparaîtrait. Par ailleurs, la Securities and Exchange Commission — le régulateur américain — a annoncé de son côté vouloir acquérir un logiciel permettant d’analyser l’activité des algorithmes, et, le cas échéant, punir les propriétaires de programmes malveillants.

En attendant, alors que de nombreux spécialistes comme Richard Olsen et Eric Hunsader assurent que les conditions-cadres qui ont permis le flash crash de 2010 sont toujours présentes, les autorités boursières n’ont toujours comme solution que de débrancher les câbles en cas de problème majeur, et d’annuler des transactions a posteriori. Une solution étonnamment triviale dans un monde à la pointe de la technologie.
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LES TRADERS HAUTE FRÉQUENCE

Qui sont-ils?
Le terme de traders haute fréquence désigne des ordinateurs exécutant des programmes – ou algorithmes – achetant et vendant des instruments financiers à très court terme. Ils envoient sur les marchés de grandes quantités d’ordres sans intervention humaine immédiate, le tout en millisecondes.

Que font-ils?
Grâce à leur vitesse et capacité de calcul, ils détectent de minimes différences de prix ou de taux entre les divers marchés et achètent là où le prix est le plus bas, pour revendre plus loin en une fraction de seconde. La plupart des gains des traders à haute fréquence proviennent donc de l’exploitation de mauvais fonctionnements des marchés, comme des différences dans la vitesse d’affichage de cotation entre diverses Bourses, d’écarts de prix ou d’autres anomalies généralement éphémères des marchés et indétectables par les humains.

Sur quels marchés sont-ils présents?
Bien que principalement présent sur les marchés d’actions, le trading à haute fréquence se retrouve également sur le marché des devises, des produits dérivés ou de matières premières.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (6 / 2012).