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La boîte de conserve, un si précieux patrimoine

La valeur marchande des canettes de soda et poupées Barbie est aujourd’hui dérisoire. A terme, leur intégration au patrimoine devrait néanmoins les rendre précieuses, comme témoins-clés de notre temps.

«Une boîte de conserve caractérise mieux nos sociétés que le bijou le plus somptueux ou le timbre le plus rare. Il ne faut donc pas craindre de recueillir les choses même les plus humbles et les plus méprisées. En fouillant un tas d’ordures, on peut reconstituer toute la vie d’une société», expliquait en 1931 le célèbre anthropologue Marcel Mauss.

Au musée Curie de Paris, une vitrine offre par exemple au regard du visiteur de petites fioles d’apparence banale, mais au contenu surprenant: du radium. «Dans les années 1920 et 1930, ces flacons étaient vendus en pharmacie pour leurs bienfaits sanitaires, explique Régis Bertholon, responsable de la Conservation-restauration à la Haute Ecole Arc à Neuchâtel. Les gens se rendaient en cure dans des sources thermales dont on vantait la radioactivité.» Comment admettre aujourd’hui cette aberration, dans un monde marqué par Tchernobyl et Fukushima? «Le discours ne suffit pas, seul l’objet-témoin peut exprimer cette réalité. La pertinence historique de la fiole de radium fonde sa valeur, et la nécessité de la conserver.»

Sans la découverte d’objets anciens, certaines civilisations qui ne maîtrisaient pas l’écrit n’existeraient tout simplement pas à nos yeux. Même pour les périodes plus récentes, des zones d’ombre de notre histoire ne peuvent être mises en lumière que par les vestiges matériels de nos aïeux: «Quels sont les écrits du XVIIIe siècle qui nous sont parvenus? Des inventaires après décès, des actes de mariage et de baptême. Mais tous ces documents décrivent les franges aisées de la société. Il n’y a pas d’inventaire pour les gens pauvres, l’immense majorité de la population, qui ne savait ni lire ni écrire.»

Et aujourd’hui? Aux yeux du conservateur, le terme de «patrimoine» est trop souvent galvaudé — et reste marqué par ce biais élitiste: «La création d’un artiste contemporain est immédiatement étiquetée comme faisant partie de notre patrimoine. Mais ce n’est pas forcément le cas! Un objet n’acquiert une valeur patrimoniale qu’à partir du moment où l’on met tout en œuvre pour le transmettre aux générations futures. Seule une petite partie d’entre eux échappera à la destruction. Et ce sont souvent les plus banals qui nous en apprennent le plus sur une civilisation.» Le prix ne constitue en effet qu’un indicateur limité de la valeur patrimoniale d’un objet: «La valeur marchande n’est qu’un repère à un moment donné de l’échelle des autres valeurs.»

Barbie au musée

Dans les musées ethnographiques, les poupées Barbie et les canettes de Coca-Cola sont progressivement venues côtoyer les statuettes exotiques et coloniales, qui constituaient jusqu’aux années 1970 leur seul fonds d’exposition. C’est précisément sur cet objet si anodin, la boîte de conserve, que portera le prochain projet de recherche de la He-Arc Conservation-restauration baptisé «CANS» (sous la direction de la chercheuse Edith Joseph). «Nous souhaitons non seulement explorer les processus de conservation matérielle, mais également les valeurs et significations de cet objet», précise Agnès Gelbert Miermon, coordinatrice de la recherche au sein de la haute école.

Déjà détournée par Andy Warhol comme emblème de la société du tout-jetable, la boîte de conserve, qui a gagné sa place dans les musées, livre des facettes parfois inattendues sur notre temps: «Elle peut témoigner d’habitudes alimentaires ou de l’essor industriel d’une région lorsqu’il s’agit d’une boîte de sardines dans un musée de Nantes. Et revêt même une importance stratégique: elle était utilisée dans les armées pour nourrir les soldats et éviter le scorbut.»

Autre exemple de l’intérêt patrimonial des objets du quotidien: l’emballage de la boîte de chocolat Banania, qui a connu une évolution spectaculaire entre les années 1960 et les années 1980: «Au départ, le produit était bien typé des colonies, avec la caricature du «bon Noir» exotique et souriant, explique Régis Bertholon. Avec la décolonisation, cette image s’est simplifiée tout en gardant ses motifs originels, jusqu’à devenir une forme symbolique plutôt qu’un portrait précis.»

La biographie d’un objet est presque aussi évolutive que celle d’un être vivant: «Aujourd’hui, les objets se construisent beaucoup plus vite qu’auparavant et se détruisent tout aussi rapidement, explique le responsable. A sa naissance, l’objet présente une valeur de nouveauté et répond à une demande économique. Mais celle-ci évolue et l’objet devient désuet et inutile. S’ensuit une période durant près d’une génération où son existence est très menacée. Passé ce cap, il aura davantage de chances d’entrer dans le patrimoine.»

Spécialiste de la constitution du patrimoine, le sociologue français Jean Davallon a montré dans ce processus la nécessité d’une «rupture spatio-temporelle» avec l’objet. Le meilleur exemple? Les objets des années 1970, qui ont acquis une valeur nouvelle auprès des adolescents: ceux-ci redécouvrent avec émerveillement les couleurs brun et orange dominantes de l’époque de leurs parents — qui s’en sont quant à eux détournés.

Les objets, nos seules reliques

De tout temps, l’homme a constitué un patrimoine d’objets qui échappaient à la loi de l’utilité immédiate, en raison de leur rôle sacré, voire de leur valeur magique, souligne Régis Bertholon: «L’explorateur Roger Frison-Roche montre par exemple que jusqu’au XXe siècle, les populations alpines stockaient dans les greniers non seulement les grains indispensables à la survie, mais aussi certains vêtements qui ne servaient qu’une fois par année, dont la perte aurait cependant été considérée comme insupportable.» Qui n’a pas aujourd’hui chez lui une boîte de chaussures dans laquelle il place des mèches de cheveux et des objets qui viennent d’amis ou d’aïeux?

La volonté de préserver des objets pour les générations futures a néanmoins pris des dimensions presque obsessionnelles dans notre société, comme l’illustre l’initiative «Le grenier du siècle», menée à Nantes au tournant du millénaire: les habitants ont été invités à déposer un objet de leur choix dans un entrepôt scellé, qui ne sera rouvert qu’en 2100. «Il y a une prise de conscience progressive que nous ne vivons plus dans le monde statique de la Genèse. Les montagnes, les animaux, l’homme, même le climat: tout change très rapidement. Cela incite les gens à laisser un objet témoin de leur époque, forcément vouée à la disparition.»

Dans une société sécularisée, l’idée de collection matérielle est associée à la lutte contre la mort, note Agnès Gelbert Miermon. «Des métiers spécifiques ont également émergé pour organiser la préservation du patrimoine, qui se constituait auparavant de manière plus naturelle et spontanée, à l’échelle individuelle ou familiale.» Ce qui a conduit à des techniques de conservation des objets de plus en plus perfectionnées, associant sciences de la matière et sciences humaines.

Le péril numérique

Mais une menace guette le patrimoine: la numérisation croissante d’objets autrefois physiques. «Lors du dernier colloque de l’Association suisse de conservation et restauration, un archiviste bâlois nous a demandé combien d’entre nous prenaient encore des photos avec un appareil argentique, se rappelle Régis Bertholon. Une minorité a levé la main. Par conséquent, a-t-il poursuivi, nos enfants seraient la première génération sans aucune documentation de leur enfance une fois adultes. Cela a jeté un certain froid dans l’assemblée…»

«Le numérique est l’un des supports les plus dangereux pour le patrimoine, car sa pérennité est douteuse», poursuit le conservateur-restaurateur. Le stockage sur disque dur est extrêmement aléatoire: les technologies changent très vite, et il est complexe pour des individus ou des administrations d’archiver tous leurs documents. «Nous avons l’impression de tout stocker, mais nos archives peuvent s’évanouir en un instant.»

Si le carnet de bord universel Facebook perdait les données de ses utilisateurs, un pan entier d’éléments susceptibles de rejoindre le patrimoine humain s’effacerait en même temps: «Avec le numérique, il y a une double contrainte: pour sauver un document, il faut sauver la machine qui la contient», souligne Agnès Gelbert Miermon. Face aux dangers de pertes, des équipes travaillent déjà d’arrache-pied à la conservation des données numériques – en sauvant par exemple les CD-Roms devenus illisibles. De son côté, Mark Zuckerberg met également tous les moyens en œuvre pour sauvegarder les données contenues sur son réseau social. Une détermination qui n’est, certes, pas uniquement guidée par des préoccupations patrimoniales.

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Trois questions à Jacques Hainard,
ancien conservateur des Musées d’ethnographie de Neuchâtel et de Genève.

En 1984, vous avez été l’un des premiers à exposer des objets de tous les jours au musée. Dans quel but?

C’était un exercice intellectuel de haut niveau! Les objets n’ont de valeur qu’à partir de ce que notre regard leur attribue. Le public a donc dû réapprendre à «voir». Et nous aussi: au début, nous jetions ces objets lors du démontage des expositions… C’était aberrant. J’ai donc décidé que tout objet qui entrait dans le musée subirait le même traitement de conservation, qu’il s’agisse d’un poulet en plastique ou d’une sculpture de l’ethnie Tshokwe en Angola.

Quelle a été la réaction du public?

On m’a évidemment traité de fou, on me reprochait de ne plus rien avoir de «beau» dans mon musée. Mais je ne suis pas un précurseur: c’est Marcel Duchamp qui a vraiment marqué le siècle avec son art ready-made. Sa Fontaine n’est après tout qu’un urinoir, mais cet objet est devenu une icône, grâce au basculement de notre regard. Sans bien nous en rendre compte, nous avons un pouvoir énorme sur les objets en décrétant leur valeur.

Si vous ne deviez conserver qu’un objet-témoin pour le futur, quel serait-il?

Probablement un manuscrit d’auteur, truffé de ratures. Je me demande bien comment nous étudierons les textes «lisses» rédigés aujourd’hui sur ordinateur. Ils ne permettent pas de retranscrire l’exercice complet de la pensée de l’écrivain. Un manuscrit est un objet de passage.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).