LATITUDES

La valeur du paysage suisse

La nature n’est pas à vendre, mais il existe des manières de lui attribuer une valeur financière. Une démarche cruciale pour justifier sa préservation face à la progression de l’étalement urbain.

Quel est le point commun entre la marque Ricola, le müesli Alpen de Weetabix, la pochette de l’album “Construction Time Again” du groupe Depeche Mode et le Toblerone? Tous ont choisi le Cervin comme logo. En ornant leurs produits de la fameuse montagne suisse, ces acteurs attribuent une valeur économique à cet élément du paysage.

«La nature est un bien immatériel, indique Pierre-Alain Rumley, ex-directeur de l’Office fédéral du développement territorial et professeur à l’Université de Neuchâtel. Mais si on ne lui attribue pas une valeur, elle risque de se retrouver du côté des perdants.» Comment résister aux appétits des promoteurs immobiliers et autres «bétonneurs» si on ne sait pas ce que vaut un paysage intact?

Il existe plusieurs méthodes pour effectuer cette quantification. On peut examiner l’effet sur les loyers et le prix des maisons d’une belle vue ou de la présence d’espaces verts à proximité. Andrea Baranzini, professeur d’économie politique à la Haute école de gestion de Genève HEG-GE, et sa collègue Caroline Schaerer se sont attelés à cette tâche. Ils ont découvert qu’une vue sur le jet d’eau de Genève faisait augmenter le loyer de 3,6%. Lorsque l’appartement donne sur la cathédrale, on peut s’attendre à payer 7,4% de plus.

A contrario, la vue sur une zone industrielle peut faire baisser le loyer jusqu’à 18%. Il est aussi possible d’examiner la valeur du paysage «en demandant directement aux citoyens combien ils sont prêts à payer pour le préserver», note le chercheur. Une étude menée à Davos dans le cadre du Programme national de recherche «Paysages et habitats de l’arc alpin» (PNR48) a montré que les touristes seraient disposés à débourser 22 francs de plus par semaine pour éviter l’extension de la zone bâtie.

«La disposition de la population à payer pour un espace naturel dépend fortement de son accessibilité et de la présence d’alternatives vertes à proximité», met toutefois en garde Andreas Hauser, de la section économie de l’Office fédéral de l’environnement (Ofev). Une enquête réalisée par l’office en 2009 a démontré que les personnes interrogées seraient prêtes à débourser 275 à 331 francs pour revitaliser le cours d’eau de la Dünnern (SO) s’ils peuvent profiter de ses rives, mais seulement 186 à 224 francs s’ils ne peuvent pas y accéder.

Une autre façon de mesurer la valeur que les gens attribuent au paysage consiste à étudier ce qu’ils dépensent pour en profiter. Andrea Baranzini et son collègue Damien Rochette ont calculé que les usagers du bois de Finges, en Valais, déboursent entre 1100 et 1500 francs par personne et par année pour s’y rendre. Dominik Siegrist, un chercheur de la Haute Ecole d’ingénieurs de Rapperswil, a évalué la part des dépenses touristiques motivées uniquement par l’accès à la nature à 1,6 milliard de francs par an. «Le paysage représente le facteur d’attractivité numéro un pour 83% des visiteurs qui se rendent en Suisse, relève Rafael Matos-Wazem, professeur à la Haute école de tourisme de Sierre. Certaines localités en vivent entièrement, comme la région d’Aletsch, qui péricliterait sans son glacier.»

Une manière plus indirecte de mesurer la valeur qu’on donne à la nature consiste à examiner les compensations ou subventions publiques versées aux propriétaires de forêts, qui sont en lien direct avec le bénéfice environnemental fourni par ces espaces verts. «La forêt est source de bois, elle agit comme un poumon pour réguler le climat et elle permet de produire de l’eau propre, détaille Philippe Roch, ex-directeur de l’Ofev. Elle a donc une valeur en dehors des circuits économiques traditionnels.»

Dans le canton de Bâle-Campagne, les propriétaires de forêts touchent 51 francs par hectare et par an pour accomplir différentes fonctions de préservation de la diversité des espèces et d’entretien des sentiers. A l’avenir, les quantités de CO2 qu’une forêt absorbe — et que la Confédération ne devra donc plus compenser — pourraient être incluses dans le calcul.

Dans le même ordre d’idées, les sommes économisées grâce aux remparts naturels contre les avalanches ou les inondations que constituent les forêts et les rivières donnent une indication de leur valeur. Celle-ci dépend toutefois fortement de la présence d’humains. L’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches a calculé que les forêts permettaient d’économiser 9’937 francs par hectare et par an en dégâts liés aux avalanches dans le village de Davos, mais seulement 121 francs dans la vallée de Dischmatal, peu peuplée.

Gestion «négligente» du paysage suisse

Reste à savoir quels sont les facteurs qui influencent la valeur du paysage. Le mitage du territoire, cette propension à construire de façon anarchique en dehors des zones urbaines, est sans doute la plus importante source de déperdition. «Nous vantons nos paysages, mais les recouvrons à tort et à travers de maisons, de zones artisanales et de routes, note Pia Kläy, de la section Qualité du paysage de l’Ofev. C’est la schizophrénie suisse, le bloc de béton sur l’âme de nos paysages.» Il s’agit d’un cercle vicieux: «Si on met les gens à la campagne, il faut ensuite les ramener en ville, là où se trouvent les emplois et les magasins, ce qui implique des investissements en termes de routes et de transports publics», souligne Xavier Comtesse, le responsable romand du think tank Avenir Suisse. Et contribue à miter encore un peu plus le territoire.

La surface habitable moyenne par personne est passée de 33 m2 en 1980 à 43 m2 en 2000. La superficie des zones non morcelées est, elle, passée de 140 km2 en moyenne, à un peu plus de 100 km2 entre 1960 et 2002. Les variations régionales sont importantes: si la consommation relative du sol par habitant est restée pratiquement inchangée dans le canton de Zoug depuis 1910, ce n’est pas le cas de la plupart des autres cantons. «Il y a eu de gros ratages, relève Xavier Comtesse. Entre Zurich et Kloten, on a pratiquement vu émerger une ville neuve entière, faite de villas et de zones industrielles. Le même phénomène s’observe à Bulle ou en Argovie.» Sur l’Arc lémanique, la forte croissance économique de ces dernières années, qui a attiré de nombreux migrants, a également contribué à ce morcellement du paysage.

Face à ces évolutions, la Confédération s’est montrée particulièrement inefficace en matière d’aménagement du territoire, jugent la plupart des observateurs. «Négligente, voilà bien l’adjectif pour qualifier notre gestion de cette ressource précieuse qu’est le paysage au cours des dernières décennies en Suisse», constate le sous-directeur de l’Ofev Willy Geiger dans un rapport.

«Les autorités fédérales n’osent pas forcer les cantons et les communes à appliquer la loi, estime Philippe Roch. Or, ces derniers sont souvent trop proches des propriétaires et promoteurs immobiliers pour prendre des décisions indépendantes.» Il cite le cas des tours d’Aminona, en Valais: «Le terrain sur lequel elles ont été construites était une zone protégée de prairies sèches, mais elle a été déclassée et vendue pour accueillir un projet immobilier devisé à 600 millions de francs.»

Pour Olivier Feller, conseiller national PLR et secrétaire de la Fédération romande immobilière, les décisions doivent toutefois continuer à se prendre à l’échelon cantonal et communal. «L’aménagement du territoire doit être géré en lien avec les réalités locales, dit-il. On ne peut pas soumettre à des règles uniformes Zurich, Schaffhouse, le Tessin et l’Arc lémanique.»

Le vrai problème, selon Pierre-Alain Rumley, ce sont les zones à bâtir «surdimensionnées et mal définies». A Fribourg, 30 à 40% d’entre elles ne sont pas construites. La nouvelle Loi sur l’aménagement du territoire devrait y remédier. Combattue par un référendum des milieux économiques, elle a pour but de définir les espaces constructibles en fonction des besoins des cantons sur les quinze prochaines années.

Le but est d’aboutir à une densification des villes. «Il faut mettre les gens en ville et la campagne à la campagne», juge Xavier Comtesse. Des solutions existent: il évoque notamment l’initiative genevoise pour surélever les bâtiments, la conversion de friches industrielles en logements à Zurich, à Vevey ou à Renens et les grands projets urbains comme celui de la Praille-Acacias-Vernets à Genève, qui repoussent les industries hors du centre-ville.

Le PNR 48 va plus loin encore. Il prône le retour à l’état sauvage de certaines régions, qui n’ont aucun avenir, ni touristique, ni industriel, et qui subissent un exode de leur population, à l’image de la vallée du Muotatal (SZ). Une vision qui fait bondir Olivier Feller: «On doit éviter le dépeuplement de toute une région, ce n’est pas sain pour l’équilibre d’un pays.»

«Not in my backyard»

Mais le grignotage de la campagne par les villas, un phénomène qui concerne essentiellement le Plateau, n’est pas le seul facteur influençant la valeur du paysage. Le développement effréné d’infrastructures touristiques, notamment dans les Alpes, contribue également à sa dépréciation. Les installations de transports touristiques (télécabines, télésièges, téléskis) sont passées de 400 en 1960 à près de 1600 en 2007. La mobilité touristique et de loisirs représente aujourd’hui 60% des kilomètres-passagers parcourus en Suisse, contre 30% dans les années 1960, et près d’un tiers des émissions d’oxydes d’azote et de monoxyde de carbone.

L’industrie touristique est confrontée à un véritable paradoxe. Les acteurs de la branche doivent fournir des voies d’accès, des hôtels et des résidences secondaires aux touristes s’ils veulent les attirer. Mais si ce développement dégrade la qualité du paysage, «ils scient la branche sur laquelle ils sont assis», note Rafael Matos-Wazem, de la HES-SO Valais Wallis Tourisme.

Quant à la population, elle se montre ambiguë face à cet enjeu, estime-t-il: «Elle réfléchit selon le principe du ‹Not in my backyard›, souhaitant conserver à la fois son chalet et la vue devant.» Cette situation a récemment débouché sur l’acceptation, en votation populaire, de l’initiative Weber, qui limite le taux de résidences secondaires à 20% par commune.

L’agriculture est un autre élément qui a un impact sur la valeur du paysage. «L’agriculture moderne, qui favorise toujours plus la monoculture, ne contribue pas à la valorisation du paysage», souligne Pierre-Alain Rumley. Les petites structures, comme les haies, buissons, prairies sèches ou pâturages, garantes de la diversité des espèces, sont en recul, mangées par les grandes exploitations.

Mais les paysans sont eux-mêmes confrontés à la diminution des surfaces agricoles. «On perd l’équivalent de dix terrains de foot par jour», relève Jacques Bourgeois, le président de l’Union suisse des paysans. Ces derniers jouent aussi un rôle essentiel de jardiniers du paysage. «Cela fait désormais partie de notre mandat constitutionnel, aux côtés de la production alimentaire, dit-il. Sans ce travail d’entretien, la forêt reprendrait ses droits en de nombreux endroits.» La paysannerie touche des paiements directs de la part de la Confédération pour assurer cette fonction. Résultat, les surfaces de compensation écologique sont passées de 70’000 à 120’000 hectares entre 1993 et 2005. Elles représentent aujourd’hui 11% de la surface agricole utile.

On retrouve cette dichotomie dans la discussion sur les éoliennes, qui oppose les tenants d’un paysage laissé à l’état naturel aux défenseurs de la production de courant écologique. «Les parcs éoliens représentent une forme d’industrialisation de la nature, dont les principaux gagnants sont les fournisseurs d’électricité, qui peuvent vendre du courant à prix garanti et les communes qui touchent des subventions, dénonce Pierre-Alain Rumley. Par contre, la valeur touristique de ces régions en souffre.» Ceux qui soutiennent les éoliennes pensent au contraire qu’elles ont le potentiel pour devenir des attractions en elles-mêmes, comme à Mont-Crosin (BE).

Le débat est particulièrement vif à Neuchâtel, où le peuple doit se prononcer en novembre sur une initiative qui s’oppose à la construction de 61 éoliennes. Dans le camp adverse, les Verts neuchâtelois soutiennent le projet. La protection du paysage, et de sa valeur, est décidément un enjeu qui dépasse les traditionnelles lignes de fracture politiques
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).