KAPITAL

Le train de la Jungfrau, une histoire digne de Bollywood

Le train de la Jungfrau, qui fête ses 100 ans cette année, jouit d’une santé insolente dans un secteur touristique pourtant en récession. Un succès lié à une habile stratégie marketing visant les visiteurs asiatiques.

Les terroristes s’engouffrent en courant dans le tunnel, au milieu d’une foule de touristes, l’armée à leurs trousses. Arrivés sur le quai, ils montent à bord du petit train de montagne, prenant tous les passagers en otages, tandis que le convoi traverse de spectaculaires paysages alpins. Cette scène tirée du film bollywoodien «The Hero: Love Story of a Spy», sorti en 2003, a été filmée à bord du train de la Jungfrau.

Un énorme coup de pub pour la firme qui l’exploite. «Plus de 60% de nos clients sont Asiatiques, explique Simon Bickel, le porte-parole de Jungfrau Railway Holding. Traditionnellement, nous accueillions des Japonais et des Sud-Coréens, mais depuis dix ans, nous avons commencé à accroître notre part de marché auprès des Indiens et depuis trois ans, auprès des Chinois.» A titre de comparaison, les visiteurs suisses ne constituent plus que 18,5% du total et les Européens 18,1%.

Ce boom de la clientèle asiatique n’est pas le fruit du hasard. «Les stratèges de la firme ont su identifier les de-siderata très particuliers de ces touristes et ont adapté leur offre pour correspondre à leurs goûts, souligne Francis Scherly, professeur honoraire en économie du tourisme à l’Université de Lausanne. Ils ont également multiplié les offres spéciales et les actions de promotion ciblant cette clientèle.»

Un restaurant appelé Bollywood et servant uniquement des mets indiens a ainsi vu le jour en 2000 au sommet de la Jungfrau. Cette année, la ligne de chemin de fer, qui fête ses 100 ans, s’est assuré une présence sur le pavillon suisse à l’exposition universelle de Yeosu, en Corée du Sud. L’entreprise a en outre ouvert huit représentations dans des villes comme Tokyo, Séoul, Mumbai, Beijing ou Shangai pour «vendre» la destination aux tour-opérateurs locaux, qui représentent aujourd’hui près de 75% des réservations.

Cet accent mis sur la clientèle asiatique explique en grande partie les bons résultats de la Jungfrau Railway Holding. L’entreprise a vécu une belle année 2012 avec 115,1 millions de francs de chiffre d’affaire au niveau transport (+ 4,4%) et a une nouvelle fois battu son record de fréquentation avec 833’000 visiteurs (+8,8%). Une performance remarquable, alors que le reste de la branche touristique helvétique est à la peine.

«Le train de la Jungfrau est un cas atypique car il reçoit 60% de ses visiteurs en été, note Serge Rotzer, analyste à la banque Vontobel. Cela lui donne un avantage par rapport à d’autres trains ou remontées mécaniques comme le Pilatus ou le Titlis, pour lesquels les revenus dépendent plus fortement de la quantité d’enneigement et du temps en hiver.» La forte proportion de touristes orientaux parmi les clients de la Jungfrau permet également de compenser le recul des visiteurs en provenance d’Europe et des Etats-Unis, rebutés par la force actuelle du franc.

«En fait, la faiblesse de l’euro a rendu les séjours en Europe plus attractifs pour les Asiatiques, explique Simon Bickel. Et la force du franc ne suffit pas pour les dissuader de faire une halte en Suisse.»

A plus forte raison pour une visite de courte durée. «La Jungfrau, tout comme Lucerne, est bien insérée dans le réseau autoroutier qui mène de Paris à Milan et figure donc fréquemment sur le programme — souvent très chargé — des Asiatiques visitant l’Europe, indique Serge Rotzer. Il est facile de s’y rendre en une journée, contrairement à des destinations moins accessibles comme Zermatt ou Saint-Moritz.» Typiquement, un touriste chinois passe en moyenne 1,3 jour en Suisse, contre 2,6 jours pour un Allemand.

La firme bernoise bénéficie enfin du caractère unique de son offre. «Si un touriste choisit de visiter un seul lieu en Suisse, il y a de fortes chances pour que ce soit la Jungfrau, avec son environnement alpin unique à 3’500 m au-dessus du niveau de la mer et sa vue sur le glacier de l’Aletsch, l’Eiger et le Mönsch, relève Francis Scherly. Les destinations plus «moyennes» ont moins de chances de tirer leur épingle du jeu, surtout dans un environnement touristique de plus en plus compétitif et en période de récession.»

Mais tout n’est pas complètement rose pour le groupe ferroviaire. Il détient 60% des parts du domaine skiable qui s’étend autour de la Jungfrau et a dû, à ce titre, subir les effets du franc fort sur cette division, qui représente 20,5% de son volume d’affaires.

«Les Européens se sont tournés vers les stations françaises ou autrichiennes, tout comme une partie de la clientèle suisse», indique Simon Bickel. Ce segment n’a généré que 39,9 millions de francs de revenus en 2011, en chute de 11% par rapport à l’année précédente. La troisième division du groupe, qui comprend les funiculaires Harder Kulm et Winteregg-Mürren, ainsi que le téléphérique Grindelwald-First et représente 7,5% des volumes du groupe, se trouve dans le même cas.

La Jungfrau Railway Holding a également dû consentir à des investissements importants en 2011, de l’ordre de 45 millions de francs, pour moderniser ses installations et diversifier son offre. Elle a inauguré en mars 2012 un nouveau «tunnel à sensations» au sommet de la Jungfrau, qui met en lumière l’histoire et la nature du lieu, et a coûté quelque 16 millions de francs. L’entreprise bernoise a un projet plus ambitieux encore: réhabiliter une ancienne station Swisscom, située sur une arrête à 3’700 mètres d’altitude, pour en faire une nouvelle attraction. Le prix à payer pour rester au sommet.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (6 / 2012).