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La disgrâce du millionnaire qui voulait sauver Saas-Fee

Un magnat new-yorkais des hedge funds et les barons locaux s’affrontent autour du développement de la station. Récit d’une fable économique et alpine.

A Saas-Fee, le rêve américain pourrait bien tourner au cauchemar pour un investisseur providentiel. Quand Edmond Offermann, spécialiste en hedge funds pour Renaissance Technologies LLC à New York, s’est intéressé à la station valaisanne, en 2010, celle-ci était en perte de rentabilité. L’incomparable panorama n’y suffisait plus: chiffre d’affaires et nombre de nuitées avaient reculé ces quatre dernières années plus rapidement qu’ailleurs en Suisse.

De nouveaux investissements pour moderniser les remontées mécaniques et attirer la clientèle asiatique s’avéraient nécessaires. Des investissements que la commune ne pouvait assumer seule. Le financier, binational hollandoaméricain, a alors racheté les actions des remontées mécaniques de Saas-Fee détenues par la Compagnie des Alpes qui réfléchissait à un recentrage de ses activités en France. Le millionnaire expliquait être tombé amoureux de la station alors qu’il travaillait comme physicien nucléaire au CERN, à Genève. Pour la petite histoire, ce génie des mathématiques semble avoir inspiré le romancier anglais Robert Harris. L’auteur de Ghost Writer, adapté par Roman Polanski au cinéma, a publié The Fear Index l’an dernier, un polar haletant dans le milieu de la finance à Genève avec un personnage dont le CV suit ligne par ligne celui d’Edmond Offermann.

Devenu actionnaire principal avec 39% des parts de la société, ce dernier s’est d’abord chargé de faire des coupes dans le personnel, ainsi que dans les semaines d’ouverture du domaine skiable pour obtenir une meilleure rentabilité. Il souhaite désormais trouver des investisseurs extérieurs pour développer la station. Sollicité par L’Hebdo, il n’a pas souhaité répondre à nos questions pour l’instant. Son projet passe par trois étapes: la construction d’un hôtel doté d’une logistique moderne, la réduction du temps de déplacement entre les habitations ainsi que les remontées mécaniques et enfin la création de plusieurs installations avec comme projet phare une liaison alpine avec le domaine skiable de Zermatt en une heure. Ce qui n’a pas encore soulevé d’intérêt du côté de Zermatt.

Si le projet de resort, qui impliquerait que les remontées mécaniques gèrent aussi l’offre hôtelière de la station, entre en conflit avec la volonté farouche d’indépendance des entrepreneurs locaux, les autres projets apparaissent peu contestés en soi. De telles idées circulaient déjà dans la station avant l’arrivée du financier, à l’image de la liaison vers Zermatt, imaginée en son temps par Hubert Bumann, président de la station entre 1949 et 1969.

En coulisse, une guerre s’est pourtant déclarée entre l’investisseur et certaines figures locales. Les dissensions sont apparues au grand jour lors des dernières réunions du conseil d’administration des Saas-Fee Bergbahnen (SFB) dont deux membres du village, Claude Bumann et Beat Anthamatten, ont démissionné ou ont été poussés vers la sortie par l’Américain. Ils ont été remplacés par deux spécialistes du secteur, non-résidents de Saas-Fee.

Ces évictions ont été perçues comme une prise de pouvoir autoritaire par une partie de la population qui considère les SFB comme bien plus qu’une entreprise. «On ne gère pas des remontées mécaniques comme Novartis ou Lonza. Les décisions qui sont prises ont un impact écologique, social et macroéconomique sur tout le village», explique Beat Anthamatten, hôtelier et ex-président de Saas-Fee Tourisme, éjecté du conseil d’administration des SFB l’an dernier.

Malgré des intérêts inextricablement liés, la brouille n’a depuis cessé de s’aggraver entre les partenaires. Cela, à coups de petites phrases et d’articles de presse. «J’ai mené les négociations avec Edmond Offermann pour la commune, se souvient Beat Anthamatten. A l’époque, on avait passé un accord pour que les gens du village gardent des rôles clés dans l’entreprise. Or, par la suite, M. Offermann n’a pas suivi cette politique et a changé de comportement à notre égard. Il nous a accusés de ne rien comprendre au tourisme. Il a eu des paroles que je préfère taire mais qui étaient très dures à notre encontre.» «Il s’est comporté comme un éléphant dans un magasin de porcelaine», renchérit Tobias Zurbriggen, un autre hôtelier et membre du Conseil communal. Un remake de l’histoire du repreneur étranger qui impose ses méthodes de management sans égard pour la culture locale? Oui. Sauf que dans ce fond de vallée, elle se complique de particularismes bien ancrés. Saas-Fee se situe dans un Haut-Valais réputé pour son caractère fier. Quelques familles, la bourgeoisie locale, ont la mainmise depuis toujours sur les affaires publiques et économiques du village.

«L’économie est très liée à la politique locale. Les municipalités ont souvent mis de l’argent dans les remontées. D’où un certain chauvinisme», analyse Vincent Riesen, directeur de la Chambre de commerce du Valais. L’arrivée d’un spécialiste des hedge funds, jugé condescendant et préoccupé de rentabilité immédiate, ne pouvait que créer des conflits. Ceux-ci se sont cristallisés notamment autour de la réduction du nombre de semaines d’ouverture du domaine. «Quand on ferme plus tôt pour limiter les coûts, on fait des pertes, on réduit les profits des hôteliers», explique Yvan Aymon, spécialiste du tourisme valaisan. «Dans les stations de ski, deux questions intéressent tout le monde: celle des ouvertures journalières et saisonnières et celle des prix. Le reste c’est du détail. Le problème, avec M. Offermann, c’est qu’il n’a consulté personne avant de raccourcir la saison. La station fait 200 millions de chiffre d’affaires, dont 25 millions pour le téléphérique. Il s’agit d’une économie intégrale, ce qui est peut-être difficile à comprendre pour lui», renchérit Beat Anthamatten.

Pour l’ancien directeur des remontées de Lenzerheide, Rainer Flaig, nommé à la tête des SFB par Edmond Offermann, ces dissensions sont le résultat d’un esprit passéiste et d’un «orgueil mal placé» de la part de certains habitants. «Beaucoup de bonnes choses ont été réalisées à Saas-Fee par le passé, mais les temps changent dans le tourisme et la globalisation touche aussi la station. Le marché nous a envoyé suffisamment de signaux clairs lors de la dernière décennie qui montrent que Saas-Fee ne peut plus être gérée par des intérêts particuliers. Pour le futur, nous avons besoin d’innovation et de capitaux frais de la part d’investisseurs à la vision durable comme Edmond Offermann. Avec le Conseil communal, nous devons convaincre la population par le biais d’une communication entrepreneuriale et non plus politique.»

Fondée sur deux visions du monde difficilement réconciliables, cette brouille met en relief la mue douloureuse à laquelle sont confrontées les stations de ski helvétiques. Alors que dans les pays voisins, comme en Autriche, le ski est en plein essor, le franc fort pèse toujours plus sur les affaires des stations suisses, les obligeant à se réinventer.

A Saas-Fee, en dépit des chamailleries, les fondamentaux demeurent positifs. Avec son glacier, son panorama, son village de carte postale, son domaine skiable en haute altitude, la station possède quantité d’atouts. Qui plus est, elle atteint un quasiéquilibre de fréquentation entre l’été et l’hiver et elle a suivi jusqu’à aujourd’hui un développement mesuré, avec un nombre de résidences secondaires, les fameux lits froids, limité. «Elle est Lex Weber compatible depuis des années», acquiesce Yvan Aymon.

Face à l’attitude d’Edmond Offermann, les habitants du village se sont jusqu’à présent braqués chacun dans leur coin, mais une séance de deux jours au Conseil communal consacrée à la question devrait les réunir en mars.

L’histoire pourrait tenir en haleine plusieurs communes alpines en Suisse, car d’Andermatt à Aminona, d’autres investisseurs étrangers se lancent dans des projets d’envergure qui risquent non seulement de modifier leur visage mais aussi de perturber certains équilibres internes.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.