KAPITAL

Alzheimer-diabète: l’enjeu qui fait saliver Nestlé

La maladie d’Alzheimer pourrait être une forme de diabète. L’idée plaît aux géants de l’alimentation, qui lancent des produits contre les troubles cognitifs.

C’est la rencontre de deux fléaux. Le premier, alzheimer: 35 millions de malades, un nombre qui pourrait passer à 100 millions en 2050. Le second: le diabète et ses 370 millions de patients, un demi-milliard d’ici à 2030.

Ces deux maladies n’ont pas seulement en commun des chiffres vertigineux, mais elles semblent aussi étroitement liées: les personnes atteintes du diabète de type 2 ont 50% de risques de plus de développer alzheimer. Une telle corrélation n’implique pas forcément une cause commune, mais des chercheurs ont dévoilé des mécanismes physiologiques similaires qui participent à la progression des deux affections. Et des recherches récentes ont lancé une nouvelle piste, encore plus radicale: selon elle, alzheimer serait en fait une nouvelle forme de diabète, qui prend directement place dans le cerveau, un diabète de «type 3».

«On observe chez les patients atteints d’alzheimer une résistance à l’insuline similaire au diabète, explique Suzanne de la Monte, professeure à l’Hôpital de Rhode Island, aux Etats-Unis, et co-initiatrice de l’hypothèse du diabète de type 3. Cette résistance est problématique, car l’insuline joue un rôle important dans l’apprentissage et la mémoire. De plus, elle permet aux neurones d’absorber le sucre présent dans le sang et de l’utiliser comme source d’énergie.»

Conséquence: le cerveau n’arrive plus à se débarrasser des composés toxiques qu’il produit naturellement. Ceux-ci s’accumulent puis dégradent les neurones. Au fil des ans, les pertes de capacité cognitive s’accentuent et finissent en maladie d’Alzheimer.

«Il y a un grand nombre d’indices qui établissent un lien entre alzheimer et une résistance à l’insuline similaire au diabète de type 2», confirme Jean-François Démonet, directeur du Centre de la mémoire au CHUV. Un lien qui donne espoir pour de nouvelles thérapies: des études ont par exemple démontré que des traitements à l’insuline peuvent ralentir la progression d’alzheimer, selon l’Hôpital de Rhode Island.

Un marché de 10 milliards

Les implications sont également économiques: «Alzheimer représente un marché potentiel qui dépasse largement les 10 milliards de dollars par an, relève Odile Rundquist, analyste financière chez Helvea. Et les rares médicaments qui sont aujourd’hui commercialisés ne sont guère efficaces.» Pour l’industrie, alzheimer représente un eldorado à conquérir.

Ces découvertes n’intéressent pas que la pharma. Les géants alimentaires Nestlé et Danone veulent en profiter pour se positionner sur le marché des alicaments — des compléments alimentaires parfois directement intégrés dans la nourriture et censés non pas guérir les maladies, mais les prévenir. Dans leur ligne de mire: les maladies de société telles que les troubles cognitifs liés au grand âge ainsi que les problèmes de métabolisme (diabète et obésité) et digestifs.

«Nous suivons de près les recherches sur les liens entre alzheimer et diabète, et en effectuons nous-mêmes, confie Eric Rolland, chef adjoint du Nestlé Institute of Health Sciences, qui a été inauguré en novembre dernier sur le campus de l’EPFL. Nous voulons développer des solutions nutritionnelles susceptibles de freiner, voire d’arrêter la progression de la maladie. Nous espérons également découvrir des marqueurs biologiques qui nous permettraient d’identifier très tôt les personnes à risques. A long terme, l’espoir est de pouvoir proposer des solutions pour prévenir la maladie.»

En termes économiques, prévenir vaut bien mieux que guérir: un alicament (ou «aliment fonctionnel» comme préfère le dire l’industrie alimentaire) doit être pris tous les jours pendant des décennies avant même que la maladie ne soit déclarée. Une perspective qui fait saliver le géant de l’alimentaire.

Nestlé Health Sciences vend déjà des produits destinés aux diabétiques et il a investi en été 2012 dans la société américaine Accera, une firme qui commercialise aux Etats-Unis un alicament contre alzheimer appelé Axona. Indiqué contre les formes peu intenses de la maladie, son mode d’action est en ligne avec l’hypothèse d’un problème de glycémie: «Axona apporte une source alternative d’énergie aux cellules du cerveau lorsque celles-ci souffrent d’un manque de glucose occasionné par une résistance à l’insuline, détaille Eric Rolland. Le produit contient des acides gras spécifiques qui sont transformés dans le foie en corps cétoniques, capables de passer à travers la barrière hémato-encéphalique qui protège le cerveau. Et d’agir ainsi comme source d’énergie.»

Avec cette acquisition, Nestlé rattrape son concurrent Danone qui vient de lancer à l’automne «Souvenaid» en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Brésil. Ce cocktail de compléments alimentaires améliore les capacités cognitives de patients atteints d’alzheimer — tout du moins selon les communiqués de presse de Danone et du MIT, qui avait participé au développement du cocktail. D’autres sources, elles, parlent plutôt de «résultats mitigés»… Pour être autorisé à vanter leurs mérites, les alicaments doivent démontrer leur efficacité, rappelle Christoph Zenger, spécialiste de santé publique à l’Université de Berne. Amener une telle preuve peut s’avérer ardu car les aliments fonctionnels agissent de manière graduelle, jour après jour. «Pour des maladies qui progressent très lentement comme alzheimer, il est extrêmement difficile de mettre en place des essais cliniques sur des dizaines d’années, glisse Jean-François Démonet, du CHUV. Un médicament coûte environ un milliard à développer. La piste des alicaments est bien plus attractive, avec des produits naturels qui ont de grandes chances de se voir acceptés par la société.»

«Le marché des alicaments pèse déjà deux milliards rien que pour Nestlé, note Andreas von Arx, qui suit le groupe pour le courtier Helvea. Son évolution future rend ce marché très intéressant, car les maladies de société montrent une très forte progression dans les pays émergents.»

Les personnes qui sortiront de la pauvreté dans ces régions (le «prochain milliard» comme les appellent les géants des biens de consommation) n’achèteront pas uniquement des yaourts et du chocolat: ils souffriront également de diabète et d’alzheimer.

Une maladie multifactorielle

L’industrie n’a donc pas attendu de preuve définitive du lien entre les deux maladies pour avancer. Mais cette piste ne reste encore qu’une hypothèse. «Il faut sortir de son esprit qu’alzheimer est une maladie simple, assène Jean-François Démonet. Elle est clairement multifactorielle avec une composante génétique, des problèmes d’inflammation neuronale, sans oublier des complications vasculaires. Il est difficile d’imaginer qu’elle soit due à une cause unique. La situation rappelle celle du cancer: il faudra agir sur tous les problèmes en même temps.» Un point de vue partagé par la chercheuse Suzanne de la Monte: «Les efforts thérapeutiques devront s’attaquer à plusieurs cibles. Il faudra certes résoudre le problème de l’insuline, mais également réduire le stress chimique dans le cerveau et éviter la production de toxines.» De quoi prendre les annonces de Nestlé et de Danone avec espoir, mais circonspection.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.