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Une caverne pour l’éternité

Dans les montagnes du Jura, un laboratoire grandeur nature étudie une roche susceptible d’accueillir les déchets nucléaires suisses. L’enjeu: assurer une parfaite stabilité sur 100’000 ans.

Les portes du sas se referment derrière la voiture. Nous entrons dans le tunnel, faiblement éclairé par des néons. La route devient plus étroite, pour finalement ne plus laisser passer qu’un seul véhicule. Çà et là, des hommes et des femmes apparaissent dans des galeries transversales. Casque vissé sur la tête, ils s’affairent sur divers instruments. Creusement d’un tunnel? Mine? Pas du tout. Nous sommes au Mont Terri, un laboratoire dédié à la recherche sur le stockage en profondeur des déchets nucléaires. Son objectif: mieux connaître les roches qui pourraient un jour accueillir pendant des centaines de milliers d’années des matériaux hautement radioactifs.

Situé au nord de Saint-Ursanne (Jura), le site se trouve à près de 300 m de profondeur, sous le Mont Terri. Il y a été aménagé à partir de 1996, dans la galerie de sécurité du tunnel autoroutier voisin de la Transjurane. Au départ, seules quelques expériences occupaient des niches creusées dans la roche; aujourd’hui, environ 600 m de galeries sont aménagées. Quinze partenaires (européens, américains ou encore japonais) financent le projet, dont trois suisses: la Nagra, chargée du stockage des déchets radioactifs, l’Office fédéral de la topographie (Swisstopo), qui s’occupe de l’exploitation du site et coordonne les recherches, ainsi que l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN).

Une roche imperméable

La genèse du projet remonte au chantier de creusement du tunnel autoroutier. «Des géologues se sont aperçus que l’une des couches rocheuses traversées par la galerie était totalement imperméable: on n’y observait aucun suintement d’eau, malgré sa présence dans les couches géologiques adjacentes», relate Christophe Nussbaum, responsable du projet Mont Terri chez Swisstopo.

Or, l’imperméabilité constitue l’une des principales caractéristiques recherchées pour les roches destinées à recevoir un stockage de déchets. D’où l’idée d’étudier d’un peu plus près les propriétés des roches identifiées au Mont Terri. Formées il y a 180 millions d’années par dépôt de sédiments marins, ces argiles à Opalinus abritent de nombreux fossiles de l’ammonite Leioceras opalinum, un mollusque à la coquille opalescente.Ces argiles ne sont pas seulement imperméables, elles peuvent également fixer à la surface des feuillets qui la composent les éléments radioactifs, ce qui limite leur déplacement. Elles possèdent aussi une capacité d’auto-cicatrisation: lorsqu’une fracture apparaît, par exemple sous l’effet d’un séisme, l’argile gonfle progressivement et colmate l’espace laissé libre, ce qui limite les risques de mouvements de roches ou d’infiltration d’eau.

Ces divers avantages ont amené la Suisse à choisir les argiles à Opalinus comme roches de référence pour le stockage en profondeur des déchets radioactifs. Cependant, ces argiles ont aussi leurs défauts: elles sont en particulier très friables, ce qui nécessite d’anticiper leurs déformations pendant et après le creusement des galeries. «Il n’existe pas de roche idéale pour abriter les déchets radioactifs, dit Meinert Rahn de l’IFSN. D’autres choix ont d’ailleurs été faits à l’étranger, notamment celui du sel en Allemagne et celui du granit dans les pays nordiques.» Une chose est sûre en tout cas: le site du Mont Terri lui-même n’abritera aucun déchet, car il n’est pas suffisamment profond. Et son emplacement sur un pli rocheux le rend moins stable qu’un empilement régulier de couches géologiques.

Le rôle des microbes

Retour sous terre, dans le laboratoire. Dans une galerie, un modèle factice de «colis» de déchets radio-actifs a été aménagé. Ce conteneur de forme cylindrique de 5 m de long et 1 m de diamètre est muni d’une coque en acier d’une quinzaine de centimètres d’épaisseur. Selon le concept de stockage envisagé actuellement, ces conteneurs seront placés dans une galerie remplie de bentonite, un type d’argile naturel qui gonfle au contact de l’eau — de quoi évoquer une litière pour chats. La galerie sera ensuite scellée à l’aide d’un «bouchon» en béton.

Qu’arrivera-t-il à ces conteneurs, une fois placés sous terre et laissés à eux-mêmes? Pour le savoir, plusieurs hypothèses sont testées au laboratoire du Mont Terri. Par exemple, les scientifiques prévoient que l’acier des conteneurs va s’éroder au cours du temps et émettre de l’hydrogène gazeux. Celui-ci pourrait créer une surpression dans la roche et générer des fractures. Dans une expérience, des chercheurs ont foré les argiles à Opalinus afin d’y injecter de l’hydrogène. Ils se sont alors rendu compte que la quantité de gaz présente dans la roche diminuait rapidement; le dégagement d’hydrogène ne représente donc apparemment pas une menace pour la stabilité du dépôt.

Mais comment expliquer la disparition de ce gaz? «Deux hypothèses sont actuellement envisagées: soit il est fixé par les minéraux argileux, soit il est absorbé par des micro-organismes», avance Christophe Nussbaum.

Des organismes microbiens ont en effet été identifiés dans le laboratoire du Mont Terri il y a une dizaine d’années, sans que l’on sache encore s’il s’agit d’espèces natives des lieux ou si elles y ont été introduites par l’être humain. «Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’étudier la manière dont ces organismes modifient la chimie de leur milieu, afin de déterminer l’impact qu’ils pourraient avoir sur les déchets, explique Rizlan Bernier-Latmani, responsable du laboratoire de microbiologie environnementale à l’EPFL, qui mène des recherches sur le site. Ils pourraient absorber une partie de l’hydrogène émis dans la roche ou accélérer la corrosion des conteneurs. On les soupçonne également de pouvoir transformer ou fixer certains éléments radioactifs.»

De 10 à 100’000 ans

Le laboratoire du Mont Terri abrite des démonstrateurs destinés à valider les méthodes de stockage des déchets. L’une de ces expériences, qui avait débuté en 2001, s’est terminée récemment. Un conteneur à taille réelle – mais sans déchets à l’intérieur – a été placé dans une galerie remplie de bentonite. Le comportement de la roche et des matériaux de comblement a ensuite été observé pendant une dizaine d’années, de quoi démontrer la faisabilité technique du dépôt envisagé et évaluer certains paramètres de sûreté.

Une expérience plus ambitieuse débutera en 2014: un conteneur émettant artificiellement de la chaleur sera placé dans les argiles afin de mieux simuler la présence de matériel radioactif, une démonstration qui doit se prolonger sur plusieurs décennies. Mais les échelles de temps des déchets nucléaires sont autrement plus longues: 100’000 ans pour les matériaux de moyenne activité, un million d’années pour ceux de haute activité. Des recherches, aussi pointues soient-elles, peuvent-elles vraiment se projeter dans un avenir aussi lointain afin de garantir la sûreté d’un dépôt? «Notre rôle est justement d’imaginer l’inimaginable, répond Christophe Nussbaum. Par exemple, la Terre pourrait connaître une nouvelle phase de glaciation. C’est pourquoi l’on recommande de placer les déchets à 500 m de la surface au minimum, afin qu’ils ne soient pas touchés par le creusement des vallées occasionné par le retrait des glaciers.»
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Stocker les déchets nucléaires Suisses

La Suisse prévoit d’entreposer dans son sous-sol quelque 100’000 m3 de déchets nucléaires de moyenne et haute activité, issus principalement des centrales nucléaires mais aussi de l’industrie, de la médecine et de la recherche. En avril 2008, le Conseil fédéral a approuvé le plan sectoriel «Dépôts en couches profondes» qui définit les critères pour le choix des sites de stockage.

La Nagra a proposé plusieurs domaines d’implantation appropriés d’un point de vue géologique. Le choix définitif interviendra dans plusieurs années, après comparaison de ces sites, mais sera sans aucun doute accompagné d’âpres batailles politiques. L’exploitation d’un dépôt profond ne devrait pas débuter avant 2040.
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Attention, danger!

Une fois refermé, un dépôt de déchets nucléaire doit rester isolé du monde qui l’entoure pendant des centaines de milliers d’années, le temps que la radio-activité diminue. Mais comment s’assurer que personne ne puisse entrer — volontairement ou non — sur le site dans l’intervalle? Un simple panneau «Attention danger!» n’est clairement pas suffisant, car il risque de devenir illisible au bout de quelques centaines ou milliers d’années… Même les symboles employés ou la langue utilisée risquent de se transformer ou de disparaître un jour. D’autres solutions doivent donc être envisagées.

Un projet américain prévoit de marquer les dépôts de déchets à l’aide de stèles gravées portant des représen-tations de visages effrayés. Cependant, une signalisation trop voyante présente le risque d’attirer l’attention des générations futures, qui voudront savoir ce que le site renferme. «C’est ce qui s’est passé avec les pyramides d’Egypte, illustre Meinert Rahn. Elles ont été visitées à plusieurs reprises par des personnes qui y recherchaient des objets de valeur.» La meilleure solution pourrait être la plus simple: ne pas signaliser du tout le site — ou alors uniquement en profondeur, afin de dissuader les curieux qui auraient déjà commencé à creuser.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.