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L’EPFL reconstruit la Venise d’autrefois

Les «humanités digitales» transforment les sciences humaines à l’aide d’outils numériques. L’EPFL s’est lancée dans cette nouvelle discipline avec un projet très ambitieux: reconstituer virtuellement l’histoire de la Cité des Doges.

L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne a encore frappé, là où on ne l’attendait pas: la haute école avait déjà quitté son carcan des sciences dures pour embrasser les sciences de la vie, la voilà désormais en piste pour conquérir les sciences humaines.

Il ne s’agit plus de faire voler Solar Impulse, de donner un coup de pouce à Alinghi ou encore de reconstruire un cerveau sur ordinateur grâce au milliard d’euros décrochés par le Humain Brain Project. Non, cette fois, l’EPFL n’hésite pas à empiéter sur les platebandes de sa voisine l’Université de Lausanne et se lance dans le domaine de l’histoire avec Venice Time Machine, un projet qui veut reconstruire l’évolution passée de la ville grâce à l’énorme quantité d’informations contenues dans les archives d’Etat. L’EPFL cherche clairement à se profiler dans le domaine des «humanités digitales», un terme qui décrit l’importance croissante prise par les technologies numériques dans les recherches en sciences humaines.

Imaginé en partenariat avec l’Université Ca’Foscari de Venise, le projet de l’EPFL ne manque pas d’ambition: il vise à numériser les archives d’Etat pour reconstituer l’évolution historique de la Cité des Doges sur plus de mille ans. Les objectifs sont multiples: il s’agira de reconstruire virtuellement des bâtiments disparus et l’évolution urbaine de la cité, mais aussi de retracer les routes commerciales de la puissance maritime ainsi que les échanges commerciaux et culturels. Sans oublier les aspects environnementaux avec, en particulier, le niveau de la lagune, qui menace toujours d’inonder la ville. Clou de l’opération: un partenariat avec Telecom Italia et le gouvernement de la ville qui imagine proposer aux touristes une visite virtuelle dans le passé de la cité, notamment au moyen d’un smartphone. Le projet rassemblera ainsi «l’informatique, l’histoire de l’art, la musicologie, l’architecture, la géophysique» et même, étonnamment, les neurosciences, comme le précise l’institution lausannoise.

«Nous devrons d’abord choisir sur quels documents travailler en premier, car les archives de Venise représentent l’équivalent de 80 km et dépassent la centaine de millions de pages», explique Frédéric Kaplan, qui mène le projet à l’EPFL, où il a dernièrement été nommé à la tête de la chaire d’humanités digitales. Ensuite, il faudra scanner ces délicats papiers âgés de plus de 1000 ans, à la main ou à l’aide de machines qu’il faudra développer. Troisième étape: extraire les informations les plus importantes, éventuellement grâce à des logiciels de reconnaissance optique qui devront apprendre à déchiffrer l’écriture alambiquée des scribes d’Etat. Restera encore à organiser ces informations sous forme de bases de données et ouvrir leur accès aux historiens du monde entier.

«Il est impossible pour des historiens isolés de tout traiter, souligne Frédéric Kaplan. Il faudra travailler en groupe, à l’instar du CERN ou du Human Genome Project. Ce qui est très nouveau en sciences humaines.»

L’arrivée peu discrète de l’EPFL dans le domaine des sciences humaines semble globalement bien accueillie par le milieu des historiens. «Comme toujours avec l’EPFL, il s’agit d’un projet très ambitieux, et l’idée me paraît intéressante, commente Christoph Flüeler, de l’Université de Fribourg et directeur d’ECodices, le plus grand projet de numérisation de manuscrits médiévaux helvétiques. Il est encore difficile de le juger, mais ce serait fantastique si les fonds levés permettaient de créer de nouveaux postes en histoire.»

«Je suis très curieux de voir comment le projet se développera, ajoute Enrico Natale, directeur d’Infoclio.ch, une plateforme internet consacrée à l’utilisation et au développement du numérique en histoire. Ce genre d’approches a beaucoup de potentiel, notamment pour dépasser le carcan très fermé de l’histoire académique.»

L’ambition du projet ne convainc guère Simon Teuscher, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Zurich. «Je suis très sceptique. Les prétentions du projet sont énormes et paraissent infinies. La numérisation prend énormément de temps et coûte extrêmement cher. Le projet parle de robots capables de manipuler avec soin les parchemins, mais c’est de la science-fiction; nous en sommes encore très loin.»

«La reconnaissance optique de l’écriture manuscrite n’existe simplement pas, relève Christoph Flüeler. Nous travaillons à développer ce genre d’outils, mais ils restent encore inutilisables pour des historiens.»

La plus grosse inquiétude de Simon Teuscher concerne l’accent mis sur les technologies, au détriment de l’interprétation historique: «Je vois beaucoup de projets historiques et archéologiques tenter de remplacer l’interprétation par des simulations numériques, mais ce déplacement tend à occulter les orientations théoriques cachées dans les modèles informatiques. Et l’argent engagé dans la numérisation serait mieux investi ailleurs, dans le travail d’explication effectué par les historiens. Parfois, les sciences naturelles semblent gênées par le rôle joué par l’interprétation en sciences humaines.»

«Nous n’étudions pas une question historique précise, explique Frédéric Kaplan. Ce que nous voulons construire, c’est un outil pour organiser l’information afin de la mettre à disposition des historiens.» Un concept qui rappelle le Humain Brain Project, dont l’objectif n’est, lui non plus, pas de tester une hypothèse scientifique concrète, mais de mettre au point une simulation informatique utilisable par les neuroscientifiques.

L’attrait de la puissance des outils informatiques représente un autre danger: celui de confondre le moyen avec la fin. «Frédéric Kaplan parle de créer des Street View et Facebook historiques, poursuit l’historien zurichois. Or, même aujourd’hui, l’étude des réseaux sociaux ne permet pas de comprendre les mécanismes qui se cachent derrière les vrais problèmes de la société actuelle, tels que la crise financière, par exemple. Comme il est décrit, le projet Venice Time Machine ne permet pas de comprendre comment les chercheurs comptent utiliser ce type d’outil.» «On voit relativement souvent des projets dans lesquels la visualisation des données prend une place importante sans que l’on puisse identifier une hypothèse de recherche, ajoute Enrico Natale. Certes, ces outils sont encore neufs et il paraît normal de les tester pour voir ce que l’on peut réaliser avec, mais il est crucial de formuler clairement une question scientifique. Il y a également un danger d’attribuer aux données une valeur intrinsèque. C’est oublier que toute donnée a été extraite par un chercheur, et que ce processus d’extraction se base sur une attribution de certaines valeurs.»

D’un projet ambitieux à un autre. Un autre projet lausannois témoigne de l’essor des outils informatiques en histoire. Mené par Martin Grandjean, doctorant à l’Université de Lausanne, il s’intéresse aux collaborations entre scientifiques européens durant l’entre-deux- guerres et veut notamment dévoiler comment les scientifiques allemands ont réussi à briser l’isolement dans lequel les avait plongés la fin de la Première Guerre mondiale. Pour y arriver, l’historien épluche les archives de la Société des Nations, nourrit une base de données et génère des graphes qui représentent les liens existants entre les chercheurs.

«L’indexation systématique des sources dans des bases de données est susceptible de mettre au jour des liens insoupçonnés, explique Martin Grandjean. On peut ainsi faire émerger de nouvelles hypothèses. Cependant, établir un réseau ne suffit pas. Il faut encore appliquer des outils mathématiques pour évaluer l’importance des différentes personnes. Il est alors possible de formuler des hypothèses qu’il faudra confirmer ou infirmer en revenant aux sources. Il ne faut donc pas faire de la visualisation de données en tant que telle.»

Le réseau n’est pas une fin en soi, mais un outil. Comme l’écrivait le chercheur américain Scott Weingart dans le Journal of Digital Humanities: «Si vous avez un marteau, tout ressemble à un clou… Les réseaux peuvent être utilisés dans n’importe quel projet de recherche, mais devraient l’être uniquement dans un petit nombre de cas.»

A priori, il semble des plus normaux que les scientifiques, quelle que soit leur discipline, adoptent les technologies numériques, de la même manière qu’ils sont passés du télégraphe au téléphone et ont lâché la plume au profit de la machine à écrire. Mais Enrico Natale n’est pas d’accord. «Certains historiens argumentent qu’il ne s’agit que d’un outil qui ne change pas la manière dont nous travaillons, alors que le support matériel de la pensée — qu’il s’agisse d’un livre ou d’un ordinateur — a des implications sur notre façon de travailler.»

«Chercher des sources sur internet, par exemple, amène rapidement à suivre des pistes trouvées au hasard et ainsi à contempler de nouvelles perspectives, poursuit l’historien. Les blogs de recherche nous permettent de communiquer sur nos travaux avant qu’ils soient publiés et nous ouvrent aux opinions de nos collègues. Petit à petit, on voit se transformer la pratique historique qui intègre des projets collaboratifs.» Une fois scannées, les sources deviennent accessibles aux chercheurs du monde entier.

En mouvement continuel. L’impact des technologies numériques questionne fortement les historiens, souligne Martin Grandjean: «L’histoire est une discipline qui s’observe continuellement.» Avec son incursion dans les sciences humaines, l’EPFL se positionne au cœur de l’essor des «humanités digitales». La haute école propose un projet qui pourra enthousiasmer les foules, même si pour l’instant il semble mettre davantage en avant l’outil que la science. Le projet ne pourra être jugé que sur les résultats. Rendez-vous dans dix ans.
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Le projet en cinq points

1. Numériser les documents historiques
Les archives d’Etat de Venise renferment des centaines de millions de pages — l’équivalent de 80 km — et documentent plus de mille ans d’histoire. Scanner une partie de ces fragiles documents représente une tâche titanesque.

2. Reconnaître l’écriture et traiter l’information
Il faudra apprendre à des logiciels à déchiffrer l’écriture des scribes et à classifier l’information. Des programmes informatiques pourront alors établir les réseaux décrivant les routes maritimes, les liens entre personnages historiques, etc.

3. Simuler les données
Les chercheurs proposent d’extrapoler de manière systématique les données. En assignant des probabilités à ces nouvelles informations, le projet veut rendre visibles et quantifiables les hypothèses faites par les historiens.

4. Reconstituer l’évolution de Venise
En recoupant différentes sources (cadastres, peintures, etc.), les chercheurs suisses et italiens veulent reconstituer l’apparence des bâtiments disparus. Ils retraceront les échanges commerciaux ainsi que l’évolution de l’environnement, en particulier celui de la lagune.

5. Développer des outils touristiques
Les simulations du passé de la Cité des Doges serviront pour des visualisations destinées aux 20 millions de touristes annuels.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.