LATITUDES

Densifier la ville, sauver les campagnes

Chaque seconde, un mètre carré de verdure disparaît en Suisse. Pour freiner l’étalement urbain, architectes, chercheurs et politiques veulent densifier les villes, avec des solutions parfois inattendues.

A l’écran, la campagne genevoise apparait d’abord quasiment vierge. Puis, au fil de l’animation, de petits points noirs apparaissent çà et là, toujours plus nombreux, pour finir par coloniser le territoire par grappes. Ce voyage dans le temps cartographique, qui remonte jusqu’à 1938 sur le site internet de l’Office fédéral de topographie, rend visible la disparition des surfaces agricoles en Suisse, au rythme de 30 kilomètres carrés chaque année.

L’urbanisation des campagnes est directement liée à l’incapacité des villes à absorber la hausse de la population. Alors que le nombre total d’habitants en Suisse est passé de 6,5 à 8 millions entre 1980 et 2012, il a stagné à un petit million pour les cinq plus grandes villes du pays (Zurich, Genève, Bâle, Berne et Lausanne), selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). A Zurich, la population a même chuté de 440’000 personnes à 377’000 depuis 1960. Une raison de cet exode est l’essor des transports public et du S-Bahn en particulier.

«L’étalement urbain est apparu à la fin du XIXe siècle avec le tram et le chemin de fer, explique Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine et d’analyse de la mobilité à l’EPFL. Ils ont permis d’habiter plus loin de son lieu de travail, dans des logements moins chers et de meilleure qualité.» La tendance à s’établir en bordure des villes s’est ensuite accélérée dans les années 1960 avec l’essor de l’automobile et a continué de s’amplifier avec le développement du réseau ferroviaire. Aujourd’hui, détaille le sociologue, 9% des actifs travaillent à plus de 50 km de leur domicile.

Prise de conscience

Ce phénomène ne date pas d’hier, mais ses conséquences — utilisation peu rationnelle du sol, pression sur le paysage, coûts économiques et impact environnemental — ainsi que son accroissement rapide ont fait prendre conscience de la nécessité de le maîtriser. «Dès 2002, la Suisse s’est fixée pour objectif de réduire la surface d’urbanisation par habitant pour qu’elle se stabilise à 400 mètres carrés, son niveau de 1997», rappelle Emmanuel Rey, professeur d’architecture à l’EPFL. Le défi sera d’autant plus grand que le pays devrait encore gagner 800’000 résidents d’ici 2035, selon le scénario «moyen» de l’OFS. Or, il est difficile d’imaginer que la Suisse puisse loger ces personnes et répondre à ses objectifs de densité urbaine sans remettre en question l’appétit croissant en espace individuel.

C’est dans ce contexte qu’a été concrétisé en 2012 le Projet de territoire suisse, le premier document stratégique sur le développement territorial helvétique qui implique tous les niveaux de l’Etat. L’une des réponses apportée à la bétonisation des surfaces vertes exige de densifier le milieu bâti, autrement dit de «construire la ville sur la ville». «L’idée est d’éviter que les agglomérations continuent à s’étaler en dehors de leur périmètre», précise Vincent Kaufmann, qui prône lui-même une solution provocatrice: ralentir la mobilité.

La densification urbaine fait l’unanimité auprès des chercheurs et des architectes, qui creusent dans toutes les directions pour la mettre en œuvre. Pour lancer le débat, le groupe d’architectes zurichois Krokodil a imaginé une ville nouvelle au nord de Zurich, qui naîtrait de la fusion des communes composant l’agglomération du Glattal. Pour l’instant, cette dernière consiste en un amoncellement de petites villes et de villages où vivent 158’000 personnes et qui abritent des infrastructures importantes comme l’aéroport de Zurich et de nombreuses entreprises.

Mais malgré son caractère urbain, l’agglomération se développe de manière fragmentée et ne cesse de s’étendre vers l’extérieur, plutôt que de se renforcer en son centre. «Les habitants du Glattal pensent toujours vivre à la campagne, alors qu’en fait la région possède déjà tous les attributs d’une ville, commente Raphael Frei, du groupe Krokodil. Plutôt que de construire anarchiquement et repousser constamment les limites de l’agglomération, il vaudrait mieux assumer cette identité urbaine et densifier à l’intérieur du périmètre actuel.»

Combler les vides

Ailleurs, des projets concrets sont déjà en marche, comme la reconversion de friches urbaines, ces espaces délaissés suite à la désindustrialisation depuis le début des années 1990, tels les quartiers du Flon à Lausanne, Ecoparc à Neuchâtel, La Praille à Genève, Erlenmatt à Bâle ou le Kreis 5 à Zurich. L’Office fédéral du développement territorial estime le nombre de ces sites à plus de 350 et leur surface totale à 1820 hectares — soit davantage que celle de la ville de Genève. Ils pourraient ainsi accueillir au moins 190’000 habitants et 13’000 entreprises.

D’autres solutions de densification existent: à l’EPFL, le projet Deep City propose d’exploiter les sous-sols urbains en enterrant les bâtiments borgnes tels que centres commerciaux et cinémas. «Toutes les villes peuvent mettre cela en pratique», assure le professeur Aurèle Parriaux, qui a conduit ces recherches. Construire un magasin de cinq étages sous terre coûte cependant entre 9% et 23% plus cher qu’en surface et s’avère ensuite plus difficile à réparer, relève le chercheur, mais bénéficie d’une meilleure isolation thermique. Dans la direction inverse, une étude de la Haute école d’économie de Zurich a récemment mis en lumière l’énorme potentiel de logements qu’offrirait la surélévation des bâtiments d’un ou deux étages dans les centres – ou leur remplacement par des nouveaux immeubles plus élevés.

La concrétisation de ces différentes pistes sera certainement favorisée par l’issue positive du scrutin du 3 mars dernier sur la révision de la loi sur l’aménagement du territoire. En préconisant «un développement compact du milieu bâti» et une limitation des zones à bâtir existantes en faveur des villes, ce texte va bien dans le sens d’une densification urbaine.
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«Il faut ralentir les transports»

La source principale de l’étalement urbain en Suisse se trouve dans le développement des moyens de transport. Pour y remédier, Vincent Kaufmann de l’EPFL lance un pavé dans la mare et propose d’utiliser la vitesse comme régulateur: «Les Suisses sont obsédés par la rapidité. Ralentir les transports dans les zones confrontées à des problèmes d’aménagement inciterait les gens à se rapprocher de leur lieu de travail.» Face à des temps de trajet plus élevés, les travailleurs urbains seraient ainsi découragés de s’établir très loin de leur emploi et privilégieraient l’habitat à moins de 10-15 km de leur activité.

Le chercheur imagine, par exemple, d’abaisser les limitations sur les autoroutes ou de diminuer la vitesse des trains. «On pourrait réfléchir à supprimer les grandes lignes ferroviaires au profit des trains régionaux, afin de stimuler la croissance des petites villes et favoriser ainsi un développement polycentrique.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.