TECHNOPHILE

Ces gestes qui en disent long

Nous développons tous de petites manies d’utilisateurs en nous appropriant les nouvelles technologies. Pour le chercheur Nicolas Nova, étudier ces gestes permet de concevoir des outils mieux adaptés. Entretien.

Dans son livre Espèces d’espaces publié en 1974, l’auteur français Georges Perec parle de l’«infra-ordinaire» pour désigner tous ces micro-événements qui n’éveillent pas l’attention: les trains qui arrivent à l’heure, la routine, le banal, le rien qui remplit nos vies. La relation que nous entretenons aujourd’hui avec les nouvelles technologies, devenues omniprésentes, en fournit un bon exemple. Sans que l’on s’en rende compte, les téléphones portables jouent presque un rôle d’animal de compagnie à nos côtés: on les manipule, on les soigne, on les maltraite parfois quand ils nous frustrent — quoi de plus infra-ordinaire?

De nouveaux gestes accompagnent ces relations affectives aux technologies. Certains d’entre eux sont dictés par les fabricants, comme le mouvement en huit que l’on effectue avec un brin d’embarras pour calibrer le GPS d’un iPhone désorienté. D’autres attitudes dépassent cependant les seules injonctions des designers: c’est le cas du roulement de hanche caractéristique des skieurs qui approchent leur forfait à puce du capteur du tourniquet d’une remontée mécanique, sans le sortir de leur poche.

Professeur et chercheur en design d’interaction et ethnographie à la HEAD de Genève, Nicolas Nova vient de publier le livre Curious Rituals, qui répertorie et analyse ces gesticulations à la fois ingénieuses et parasites, invisibles et ubiquitaires, ainsi qu’une vidéo de fiction qui imagine leur futur possible.

Que révèlent ces gestes dont nous sommes à peine conscients sur notre rapport à la technologie?

Ils expriment notre tentative de domestiquer ces outils. On cherche à les normaliser et à les intégrer à nos vies. Par exemple, quand un branchement s’avère défectueux, certaines personnes soufflent sur le connecteur de leur téléphone. On peut assimiler ce geste à un placebo rassurant pour l’utilisateur, même s’il n’a pas la moindre utilité prouvée. Nos gestes et nos postures en disent beaucoup sur notre degré de compréhension — ou d’incompréhension — de ces technologies.

D’où quelquefois des gestes de violence?

Oui. Aujourd’hui, la technologie se présente de telle manière qu’on n’est plus capable d’identifier la source d’un problème par soi-même. Cette impuissance peut générer des frustrations et des formes d’agressivité sur les objets, comme le coup de pied qu’on balance au robot aspirateur parce qu’il traîne dans nos pattes.

Comment limiter ces débordements?

En étant attentifs à ces comportements, les designers pourraient, par exemple, réfléchir à la conception d’un aspirateur qui ne dérange pas pendant la sieste. Ils pourraient aussi trouver des moyens pour empêcher des gestes dangereux, comme le fait d’effectuer plusieurs tâches en même temps au volant.

Justement, votre recherche a-t-elle pour objectif d’améliorer l’ergonomie des appareils technologiques?

L’ergonomie consiste à simplifier, à rationaliser, pour rendre des objets plus utilisables, ce qui est en partie mon but. Mais je ne me suis pas limité à cet aspect. Je ne porte pas de jugement sur les gens qui se tapent la tête avec leur téléphone. Ce qui m’intéresse c’est davantage comment on peut se nourrir du quotidien pour créer des objets singuliers et originaux. Sur un plan artistique, l’étrangeté de certains rituels a le potentiel d’inspirer des travaux. Il serait également intéressant d’imaginer le futur des nouvelles technologies à travers l’observation de ces gestes. Nous avons cherché à le faire de manière critique à travers notre vidéo, en nous demandant par exemple quels seront les gestes associés aux lunettes de réalité augmentée, à la détection faciale ou aux interfaces cérébrales.

On reconnaît aisément nos tics et nos déviances dans votre livre… S’adresse-t-il à chacun d’entre nous?

Il constitue à la fois un travail de recherche et un ouvrage qui peut conduire à une lecture plus légère. Mon poste de chercheur et de professeur me ramenait souvent à cette thématique des rituels. J’ai décidé de m’y consacrer avec l’aide de trois étudiants californiens, lors d’un séjour de deux mois et demi au Art Center College of Design de Pasadena, aux Etats-Unis.

Comme Georges Perec, vous semblez penser que le quotidien représente un enjeu primordial.

Bien souvent, l’approche des ingénieurs ignore la dimension humaine. Pourtant, c’est dans la réappropriation et le détournement des objets de tous les jours que s’affirme la création dans toute sa richesse. L’anthropologue français Michel de Certeau, auteur de L’Invention du quotidien, parle ainsi de bricolage et de braconnage. Mon travail met en lumière un contrepoint aux visions technologiques qui oublient l’humain.
_______

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).