LATITUDES

Le nouvel âge d’or des vins hybrides

Face aux ravages des champignons et au réchauffement climatique, les œnologues suisses travaillent sur un vin hybride, combinant qualité européenne et résistance américaine.

Cette naissance pourrait bouleverser la famille viticole suisse. Fruit du croisement d’une «mère» Gamaret et d’un «père» Bronner, un nouveau cépage hybride vient d’être homologué par l’Agroscope de Pully (VD). Le centre de recherche fédéral a mis seize ans à le concevoir. L’attente en valait la peine, à en croire Jean-Laurent Spring, chef du groupe de recherche viticulture: «Nous avons testé 30’000 ceps avec des marqueurs biochimiques pour trouver des cépages résistants au mildiou (un champignon qui attaque la vigne, ndlr). La résistance n’est pas absolue, mais stable. Elle permet de réduire les interventions phytosanitaires et diminue la capacité d’adaptation des champignons.»

Si ce rejeton au nom de code improbable (IRAC 2091) est plus vigoureux que ses lointains cousins Gamay et Chardonnay, c’est parce que du sang américain coule dans ses veines. Aujourd’hui, la grande majorité des vignes plantées à travers la planète appartiennent à l’espèce européenne Vitis vinifera, qui donne les crus les plus fins. Mais l’arbre généalogique du nouveau-né, disponible auprès des pépiniéristes dès 2015, compte également des gènes résistant aux champignons, héritage de croisements sur plusieurs générations avec des espèces américaines.

Pour comprendre l’intérêt de ces croisements, il faut passer par les sursauts de l’histoire viticole. Avant la découverte du Nouveau Monde, la vigne européenne était bénie des dieux, abondante et peu affectée par la maladie. Mais l’apparition de nouvelles espèces nuisibles venues d’outre-Atlantique faillit signer l’arrêt de mort de cette tradition à la fin du XIXe siècle. «Il a fallu s’adapter. Si on utilisait encore les moyens de l’époque, la culture de la vigne aurait totalement disparu», rappelle Philippe Dupraz, professeur à l’Ecole d’ingénieurs de Changins.

Le premier de ces maux a pour nom phylloxéra, un puceron qui pique les racines des plants pour en extraire la sève, ce qui provoque une blessure et mène à la pourriture. «Les viticulteurs n’arrivaient pas à s’en débarrasser. Heureusement, on s’est rendu compte d’une chose: si le puceron venait d’Amérique, les espèces viticoles sauvages américaines, comme Vitis rupestris ou Vitis riparia, devaient bien lui résister.»

Les vignerons ont alors croisé espèces européennes et américaines — comme le fait aujourd’hui l’Agroscope — pour donner des hybrides, résistant non seulement au phylloxera, mais également aux champignons venus d’outre-Atlantique, le «mildiou» et l’«oïdium». «En France, dans les années 1950, il y avait 500’000 hectares de productions hybrides», souligne Jean-Laurent Spring.

Mais ces productions ne sont jamais parvenues à égaler les qualités gustatives des espèces européennes. «Les espèces américaines étaient sauvages, elles n’ont jamais été sélectionnées pour leur qualité.» Une autre pratique, qui consiste à greffer les espèces européennes sur des racines américaines résistantes au phylloxera, l’a alors emporté. Pour traiter les champignons, on s’oriente vers les nouveaux pesticides disponibles sur le marché. Le vent tourne alors contre les hybrides: «Il y a eu une forme de chasse aux sorcières, notamment en France. Dans les années 1950, les hybrides ont été exclus des appellations et la production est tombée à 20’000 hectares.»

Les hybrides, après un demi-siècle de déclin, pourraient vivre un second âge d’or. «Les consommateurs ont acquis une grande sensibilité à l’environnement et acceptent moins le traitement des vignes, explique Philippe Dupraz. Contre l’oïdium, on utilise du soufre, qui se dégrade et ne présente pas de problème majeur. En revanche, contre le mildiou, on utilise du cuivre, un oligo-élément stable et peu mobile, qui conduit à un risque d’intoxication du sol. Selon le taux de résidus des produits, il pourrait aussi y avoir un impact sur la santé.» La pression des consommateurs agit donc en faveur d’un retour des hybrides.

L’an passé, les attaques de mildiou ont été particulièrement virulentes en Suisse. La faute au réchauffement climatique? «Les incertitudes restent nombreuses. Mais le réchauffement risque de mener à plus d’humidité, donc à une augmentation prévisible des maladies. Cela explique que tous les organismes européens travaillent sur la création d’hybrides pour obtenir de nouveaux cépages. La question du phylloxéra est réglée par le greffage. La priorité maintenant est de résister aux champignons et à la pourriture qu’ils génèrent sur les ceps.»

Reste la question du goût. Si les productions de vins d’hybrides ont été abandonnées au milieu du XXe siècle en raison de leur grossièreté, comment éviter un nouvel échec? «L’idéal, c’est la qualité européenne avec la résistance américaine. Le cépage obtenu a été travaillé sur de multiples générations pour conserver uniquement le goût Vinifera.» C’est le point critique pour l’acceptation du marché, reconnaît Jean-Laurent Spring, qui parle d’un vin très proche du Gamaret, mais aux couleurs plus soutenues. «Il a donné satisfaction lors des tests menés auprès de consommateurs.»

Ceux-ci ne seront pas forcément les plus durs à convaincre. De leur côté, les viticulteurs accepteront-ils facilement de troquer leurs crus pour des hybrides de sang mêlé? «C’est vrai que nous avons le culte de la tradition dans la viticulture suisse, concède Jean-Laurent Spring. Mais à la marge des appellations d’origine, je crois qu’il y a de la place pour le développement de ces produits. Il y aura une pression accrue au niveau des maladies fongiques. Ce sont des réflexions douloureuses, mais il faut penser à des alternatives.»

Philippe Dupraz note un «revirement récent, mais très net» en France, pays historiquement le plus rétif à l’utilisation des hybrides. Le chercheur admet que l’ancienne génération a du mal à accepter le retour de l’hybride. «Mais ils finiront par y trouver leur compte. Car il y a aussi un critère économique, avec la diminution de la quantité de produits pour traiter la vigne.»
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Bio et locale, la tomate du futur

Le marché des semences hybrides est contrôlé par des multinationales, accusées de faire chuter la biodiversité. L’engouement pour la vente directe pourrait changer la donne.

Dans la culture maraîchère, les hybrides ne sont pas sur le retour, comme en œnologie. Ils dominent largement la production. «Les croisements donnent des semences plus productives et homogènes, explique Vincent Gigon, chargé d’enseignement à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture à Genève (hepia). De plus, l’ensemble de la production arrive à maturité au même moment, nécessitant une seule récolte.» Mais les hybrides ont un grand défaut: elles ne sont pas reproductibles. Et ce marché s’est concentré au point d’être aujourd’hui dominé par quelques multinationales, comme Monsanto, Cargill ou Syngenta: «Ces entreprises ont la mainmise, car elles sont capables de faire ces croisements. Avant, les sélectionneurs étaient des maisons familiales.»

La législation leur procure aussi un avantage. Dans la plupart des pays européens, les semences commercialisables doivent être inscrites dans un catalogue de variétés. Mais des critères d’homogénéité et un coût d’inscription élevé favorisent les producteurs d’hybrides: «En France, la société Kokopelli a voulu vendre des variétés anciennes et reproductibles, mais non inscrites au catalogue. Il y a eu procès et elle a perdu.» De son côté, la Suisse a mis en place une catégorie spéciale pour les variétés de niche, avec des exigences moins importantes, notamment en termes de frais d’inscription. «La pratique suisse devrait être étendue au reste de l’Europe, estime Vincent Gigon. Il n’y a pas de raison qu’un maraîcher ne puisse pas vendre des semences.»

La perte de biodiversité liée à la domination d’une minorité d’espèces est aujourd’hui dénoncée. «Il y a une tendance à revenir sur d’anciennes variétés reproductibles, de plus en plus présentes dans la vente directe. Des fondations comme Pro Specie Rara conservent de leur côté leur patrimoine génétique. Ce sont des réservoirs de biodiversité pour le futur, qui seront peut-être utiles un jour.»

Pour Vincent Gigon, la perte de biodiversité n’est pas liée uniquement à l’hybridation: Il faut un changement de comportement des consommateurs, qui mènera à des concessions de la grande distribution, estime le chercheur. Il observe aussi un nouvel état d’esprit parmi ses étudiants, plus axés que leurs parents sur le bio.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 5).