TECHNOPHILE

Pourquoi Bill Gates s’intéresse aux WC

Le milliardaire américain stimule le développement de toilettes durables pour les pays en développement. Un projet suisse a été récompensé par sa fondation.

Pour la plupart d’entre nous, l’accès à des toilettes va de soi. Mais pour des milliards de personnes, c’est une question de vie ou de mort.

En 2011, la Fondation Bill et Melinda Gates lançait un défi aux ingénieurs: trouver un système de latrines à la fois bon marché et durable qui soit adapté aux besoins des pays en développement. Le concours, intitulé «Reinvent the Toilet Challenge», vise à réduire le nombre de décès dus au manque d’installations sanitaires à travers le monde. Les nouvelles toilettes devront fonctionner sans raccordement aux égouts, à l’eau courante ou à l’électricité.

Deux ans plus tard, les premiers prototypes sont prêts à être testés sur le terrain. Mais des années de travail de développement seront nécessaires pour un déploiement à large échelle, note Klaus Schönen-berger, directeur d’EssentialTech à l’EPFL, un projet qui soutient le développement de technologies adaptées aux réalités des pays en développement: «Se limiter à imaginer une nouvelle technologie est insuffisant. Vous devez penser à la manière dont le produit sera fabriqué et commercialisé et où il sera utilisé. Si un maillon manque à cette chaîne, tout le projet s’écroule.»

En août 2012, huit projets ont reçu 400’000 dollars chacun de l’organisation. Le premier prix du concours est revenu à l’équipe de l’ingénieur Michael Hoffmann, du California Institute of Technology. Son projet a adapté un procédé élaboré à l’origine pour l’armée américaine: des cellules photovoltaïques alimentent un réacteur électrochimique capable de décomposer les excréments et de générer de l’hydrogène. Deux prototypes seront bientôt transportés à New Delhi où la Fondation Gates financera des essais sur le terrain cet automne. «La fondation souhaitait des toilettes pouvant fonctionner dans des endroits sans infrastructure urbaine, commente Michael Hoffmann. Je pense que nous avons atteint cet objectif.»

Fabriquer des engrais

Le modèle réalisé par l’institut suisse de recherche sur l’eau Eawag et le bureau de design viennois EOOS a été primé pour son design. «Le résultat est très beau, estime l’ingénieure Tove Larsen de l’Eawag, qui dirige les travaux. C’est une toilette que nous serions heureux d’utiliser nous-mêmes.» Il comprend un réservoir d’eau propre pour se laver les mains. Une fois récupérée, l’eau passe à travers un filtre contenant des microorganismes qui dévorent la saleté, ce qui permet de la réutiliser plusieurs fois.

Autre exigence de la Fondation Gates: l’utilisation des toilettes doit coûter moins de 5 cents par personne et par jour. Le prix reste élevé pour des régions où la population vit souvent avec moins de 2 dollars par jour, mais Klaus Schönenberger souligne que la plupart des lieux d’aisance publics en Afrique ne sont pas gratuits et que les gens sont prêts à s’acquitter d’une petite somme.

La récupération des déchets à des fins commerciales se profile comme une solution intéressante pour faire baisser les coûts. Le système de l’Eawag sépare l’urine et les matières fécales et les récolte dans des conteneurs — une méthode très répandue en Chine. Ces déchets peuvent ensuite être employés pour la production d’engrais et revendus.

«Il faudra démarrer avec l’aide d’organisations caritatives, poursuit Tove Larsen. Mais sur le long terme, ce procédé peut devenir une affaire rentable.» Elle imagine des unités utilisées en commun par deux familles, chacune payant 7,5 dollars par mois pour contribuer aux coûts de production et d’installation. Cette somme représente un investissement substantiel pour de nombreuses familles dans les pays en développement. Mais «réfléchir en termes de modèle d’affaires est la bonne approche», estime Klaus Schönenberger.

Grâce à des fonds supplémentaires de 1,2 million de dollars de la Fondation Gates et au soutien de la Direction du développement et de la coopération suisse (DCC), l’Eawag a installé son premier modèle opérationnel en avril 2013 à Kampala, en Ouganda.

Les huit projets distingués par la Fondation Gates devront encore affronter de nombreux obstacles, notamment pour trouver des fabricants intéressés à produire leurs inventions à grande échelle. Mais Klaus Schönenberger se montre optimiste. A ses yeux, même si les produits créés pour les pays en développement offrent des marges très minces, la possibilité de les adapter pour le marché occidental peut attirer les entreprises: «Ces toilettes pourraient par exemple être utilisées lors de concerts, et ainsi devenir rentables.»

Les inventions issues du concours ne sont pas uniquement destinées à sauver des vies. Une meilleure hygiène bénéficie à l’économie d’un pays en réduisant les coûts liés aux maladies et en gardant la population active en bonne santé et donc productive. Pour Tove Larsen, «cela peut faire une très grande différence».
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.