KAPITAL

Le Tibétain qui fabrique des montres suisses

Réfugié en Inde puis en Suisse, destiné à devenir paysan, Tamdi Chonge a gravi un à un les échelons dans le monde cloisonné de l’horlogerie. Il dirige aujourd’hui la marque Epos.

Exilé de son pays natal à l’âge de 6 ans, immigré en Inde jusqu’à ses 13 ans, Tamdi Chonge s’est frayé un chemin jusqu’aux sommets de l’horlogerie suisse. Après avoir occupé le poste de CEO de la marque Certina du Swatch Group durant trois ans, il dirige depuis 2002 la marque horlogère Epos à Granges (SO). Chaque année, son entreprise, qui emploie neuf personnes, met une trentaine de nouveaux modèles de montres mécaniques sur le marché.

Dynamique, volubile et parfaitement intégré, Tamdi Chonge s’exprime en français avec un accent suisse alémanique. On en oublierait presque que ce père de famille de 60 ans, aux cheveux poivre et sel, vient de loin. Ses yeux s’embrument lorsqu’il évoque son enfance dans le village de Tsena au pied de l’Himalaya. Contraint à l’exil pour des raisons politiques, il réside pendant sept ans en Inde, où il étudie dans une école britannique.

Le 1er août 1966, il atterrit sur le tarmac de l’aéroport de Zurich avec pour seul bagage les habits qu’il porte sur lui. Ce jour-là, Tamdi Chonge subit un choc thermique: «J’étais habitué à des températures indiennes avoisinant les 45 degrés.» Puis un choc culturel: «Pour les Indiens, l’Europe, c’est l’Angleterre. Ma famille et moi, nous nous attendions à ce que l’on parle anglais en Suisse…»

Repartir de zéro

Placé par la Confédération dans un village campagnard de 400 habitants dans le canton des Grisons, Tamdi Chonge était destiné à devenir paysan. Celui qui aujourd’hui parle le français, l’allemand, l’anglais et le tibétain, et a fait de son sens du contact la force de son entreprise, ne parvenait pas à communiquer avec les habitants du village. «Nous ne savions même pas quelle langue ils parlaient», se souvient-il. Au niveau scolaire, Tamdi Chonge est reparti de zéro. «J’avais 13 ans et je me suis retrouvé sur les bancs de l’école avec des enfants de 6 ans.»

«Au Tibet et en Inde, il n’y a pas de tradition horlogère. Les montres sont rares, elles font rêver», déclare cet amoureux de la mécanique horlogère. Parmi les aiguilles du cadran, l’horloger préfère celle des heures. «Parfois, il faut prendre son temps, arrêter de courir et profiter de la vie.» Une philosophie héritée de son pays d’origine. «Au Tibet, lorsque l’on fixe un rendez-vous, il n’est pas question d’heure, le premier attend jusqu’à ce que l’autre arrive. En Suisse, on n’a pas le temps d’attendre.» Un décalage horaire culturel qui entraîne parfois des malentendus: «Quand je rencontre des amis tibétains, ma femme, qui est Suisse alémanique, me demande si le rendez-vous est fixé à heure tibétaine ou à heure suisse!»

A l’âge de 14 ans, Tamdi Chonge écrit dans une composition scolaire  qu’il veut posséder une entreprise horlogère pour fabriquer des montres et donner du travail à sa famille. Il entame sa carrière par un poste de commercial chez l’horloger Fortis. Assistant coordinateur de la marque Tissot, puis quinze ans au Swatch Group en tant que CEO de Certina et directeur de la filiale suisse de la marque Hirsch Armbänder, Tamdi Chonge a occupé des postes à responsabilité.

Pourtant, selon lui, les traits asiatiques peuvent compromettre une carrière dans le domaine de l’horlogerie suisse. «Pour les maisons horlogères suisses qui sont possédées par des Chinois (comme Corum, ndlr), il est important qu’il y ait un visage européen à la tête de la marque pour la crédibiliser.» Son succès professionnel, Tamdi Chonge l’attribue à ses deux amis, Victor Vögeli, ancien CEO de Certina, et Urs Hecht, ancien directeur de Certina et Tissot, et actuel président du conseil d’administration des montres Louis Erard. «Sans leur aide, je n’aurais jamais été choisi pour les postes que j’ai occupés.» Victor Vögeli nuance ce propos: «Il a suivi mes pas, il m’a remplacé quand j’ai quitté mon poste de CEO chez Certina. Il est honnête, loyal, ambitieux et doué dans ce qu’il fait. Avec de telles qualités, il aurait pu réussir sans moi.»

Une entreprise familiale

Au fil des ans, Tamdi Chonge avait l’impression de tourner en rond. Il a ressenti le besoin de posséder sa marque pour garantir un travail à sa famille. Son fils s’occupe des aspects financiers, sa fille de la logistique, sa femme est garante du savoir-faire horloger, et lui s’occupe de la relation client. «Le sens de la famille est très développé chez les Tibétains. Mon père transpose cette philosophie dans le business», déclare son fils Singi.

Tamdi Chonge a racheté Epos à Peter Hoffer, son fondateur. «A l’époque, je n’avais pas l’intention de vendre mon entreprise, explique ce dernier. Mais j’avais déjà 60 ans et Tamdi m’a convaincu, car il voulait respecter la philosophie de la marque. Il est doué en marketing et a beaucoup de connexions dans le monde horloger.» L’ancien et le nouveau directeur se retrouvent régulièrement autour d’un repas pour parler de la marque.

Pour rester fidèle à la philosophie d’Epos, Tamdi Chonge continue de fabriquer des montres mécaniques pour passionnés à des prix accessibles. Il faut compter en moyenne un peu plus de 1000 francs pour une montre. Un marché de niche qui lui permet de se faufiler parmi les géants du monde horloger. «Pour une entreprise indépendante, il est difficile de trouver une place dans les vitrines des bijouteries, déclare l’horloger. Mais nous pouvons nous adapter au marché grâce à notre flexibilité.»

Tamdi Chonge fait le tour du monde pour promouvoir ses montres. La marque se développe essentiellement sur les marchés chinois et d’Europe de l’Est. Ironie du sort, les traits asiatiques de Tamdi Chonge suscitent la méfiance des clients chinois qu’il essaie de démarcher. Ces derniers imaginent qu’il tente de vendre des montres issues de la contrefaçon. Malgré les pressions d’un domaine dans lequel l’apparence et la suissitude sont capitales, le Tibétain a gravi les sommets hiérarchiques. Le secret de sa réussite réside peut-être dans ce proverbe de sa terre natale: «Quand tu arrives au sommet, ne t’arrête pas, continue.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.