CULTURE

Des artistes qui s’inspirent de la science

Des robots danseurs au métro virtuel, de plus en plus de créations se basent sur des outils sortis tout droit des laboratoires. Une pratique qui bouscule les habitudes sur le marché de l’art.

Les projets artistiques qui utilisent les nouvelles technologies ou s’inspirent de la recherche scientifique abondent désormais en Suisse. «La science gagne en importance dans l’art, car la technologie est plus présente que jamais dans nos vies, observe Daniel Sciboz, responsable du Master en Media Design de la Haute école d’art et de design Genève (HEAD). Bien qu’encore exploitées de façon marginale, les neurosciences, les biotechnologies et l’intelligence artificielle suscitent un intérêt grandissant.»

L’intégration des technologies dans la création artistique est souvent associée à un questionnement plus large sur leur impact sociétal. A l’image des chorégraphies élaborées par Pablo Ventura, qui place côte à côte danseurs et robots. Avec cette association, il tente d’attirer l’attention sur les dangers potentiels causés par les machines. «Les artistes peuvent agir en toute liberté en détournant les fonctions originelles des technologies ou en donnant forme aux enjeux qui entourent la recherche fondamentale», analyse Daniel Sciboz.

Davantage qu’une tendance, les relations entre l’art et la technologie sont favorisées par la multiplication des projets institutionnels mêlant ces deux domaines, ainsi que par l’ouverture des lieux de recherche à la culture. Les écoles polytechniques et d’autres établissements comme le CERN — dans le cadre de son projet Collide@CERN — accueillent ainsi régulièrement des artistes entre leurs murs. Des échanges que se charge notamment de promouvoir l’organisation suisse Artists-in-Labs. «Dans ce décloisonnement, les nouveaux outils open source et la culture du partage en ligne jouent un rôle crucial», souligne Daniel Sciboz.

L’engouement des artistes pour la science ne date toutefois pas d’hier, rappelle Michel Vust, responsable du programme Culture digitale de Pro Helvetia: «Ils ont toujours été intéressés par les technologies. La nouveauté réside dans l’omniprésence de ces outils à chaque étape de la création culturelle.» Dans les années 1960 en effet, des artistes comme Jean Tinguely et Robert Rauschenberg avaient déjà collaboré, par exemple, avec l’ingénieur suédois Billy Klüver pour réaliser des œuvres hybrides, telle la fameuse machine autodestructrice de Tinguely.

A l’heure actuelle, ces pratiques, si elles se développent rapidement, peinent encore à convaincre le marché de l’art. «A Art Basel, par exemple, les technologies et la science sont très peu présentes», constate ainsi Michel Vust. Des résistances en partie liées au potentiel de commercialisation limité de certaines créations, en particulier des œuvres digitales. L’autre grand défi reste celui de la formation. «Croiser art et technologie implique d’imaginer de nouveaux moyens d’enseigner des connaissances spécifiques aux deux domaines et d’encourager les approches ouvertes qui permettent de dépasser les enjeux propres à une discipline, explique Daniel Sciboz, de la HEAD. Le défi consiste à former des artistes et des designers capables de maîtriser ces différents aspects.»
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DES OEUVRES HYBRIDES

La danse des robots

Sur scène, un robot s’anime au rythme d’une bande-son sidérurgique. A ses côtés, des danseurs aux gestes machinaux, baignés d’une lumière métallique. Cette chorégraphie, baptisée «Zone», est l’œuvre de Pablo Ventura: «En faisant danser les humains comme des machines et les machines comme des humains, je m’interroge sur l’impact des technologies dans nos vies et sur leurs dangers.»

En 2007, après quinze ans de danse contemporaine, ce Zurichois d’origine espagnole a été sélectionné par le programme suisse Artists-in-Lab. Il élabore, avec des chercheurs du Laboratoire d’intelligence artificielle de Zurich, des logiciels générant des chorégraphies aléatoirement. «Ensuite, comme un DJ, je les mixe jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant.»

Désormais, Pablo Ventura s’intéresse à l’interaction entre les danseurs et leur environnement visuel et sonore. Dans le cadre du projet Sinlab à la Manufacture de Lausanne (Haute école de théâtre de Suisse romande), il a notamment créé des softwares permettant aux danseurs de composer de la musique et d’agir sur les images grâce à leurs mouvements.
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Un miroir cérébral

L’artiste montréalaise Marie-France Bojanowski travaille sur le neurofeedback dans le cadre d’une résidence à l’Institute of Computer Systems de l’EPFZ, entamée en 2011. Cette technique, à vocation thérapeutique, permet de révéler à une personne son activité cérébrale en temps réel, sous forme, notamment, d’images ou de sons. Grâce à un capteur placé sur le front et un dispositif ad hoc, l’utilisateur parvient à agir sur ces représentations en modifiant son état mental.

En collaboration avec les chercheurs de l’établissement zurichois, Marie-France Bojanowski a d’abord élaboré, pendant neuf mois, un système d’immersion vidéo fondé sur ce principe. Actuellement, elle développe un objet interactif tenant dans une main, toujours basé sur le neurofeedback. «Il s’agit d’un miroir du cerveau, explique l’artiste. En se relaxant, on parvient, par exemple, à réduire les vibrations émises par l’objet.»

Artiste pluridisciplinaire, dont les activités s’étendent du design industriel aux documentaires, Marie-France Bojanowski ne bénéficiait d’aucune formation en neurosciences avant de se lancer dans ces projets. Elle a depuis acquis de solides connaissances dans ce domaine. Se considère-t-elle toujours comme une artiste? «Au-delà des étiquettes, le statut se définit par l’interlocuteur auquel on s’adresse, répond-elle. Le public d’une conférence scientifique n’est pas le même que celui d’une installation artistique. Il faut savoir adapter son discours.»
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Des paysages sonores

Luca Forcucci écoute plus qu’il n’entend. De São Paulo en passant par les crêtes du Jura, il tend l’oreille — et le micro — pour capter des «paysages sonores», du tumulte des mégapoles au bruissement des forêts. «Le sémiologue Roland Barthes a établi une distinction entre le fait d’entendre, un phénomène physiologique, et celui d’écouter, un acte psychologique, explique le Chaux-de-Fonnier depuis Shanghai, où il se trouve actuellement en résidence. Aujourd’hui, l’écoute a tendance à se perdre, polluée par trop de stimulations visuelles.»

En 2009, Luca Forcucci entame une résidence au Brain Mind Institute de l’EPFL, où il développe plusieurs projets pour explorer la relation entre le son et l’espace. Inspiré par des recherches des scientifiques, il crée une installation mélangeant, au travers d’une forêt de haut-parleurs, des bruits urbains et des sons de l’organisme — respiration, battements du cœur — pour abolir la scission entre le corps et l’espace. «En général, on entend soit l’un, soit l’autre, mais jamais les deux en même temps.»

Luca Forcucci rappelle qu’auparavant l’art et la science étaient des disciplines entremêlées: «Omar Khayyam, philosophe et poète perse, était aussi astronome et mathématicien. Cette pluridisciplinarité s’est perdue. A l’heure actuelle, elle semble carrément avoir été oubliée. Mais si l’on n’est pas bousculé de temps en temps, on reste enfermé dans les mêmes schémas.»
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Le métro fantôme

A Lausanne existe une station de métro que Lalie S. Pascual est l’une des seules à connaître. Elle ne fait partie ni du M1 ni du M2, et conduit tout droit à Boston, aux Etats-Unis. Située sur la place piétonne de la Palud, elle ne se dévoile qu’à travers le filtre d’un smartphone, grâce à la réalité augmentée. L’arrêt fantôme a été «construit» récemment par l’artiste dans le cadre du projet Metro-Next, en collaboration avec deux autres «architectes», le professeur John Craig Freeman et Caroline Bernard.

«La technologie casse les frontières entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, commente celle qui a étudié l’art contemporain à Boston puis à Londres, avant de s’établir à Lausanne en 2009. Ce n’est pas parce qu’un objet n’est pas visible à l’œil nu qu’il n’existe pas.» Membre du Manifest.AR, un collectif international œuvrant pour l’émergence de nouvelles formes de réalité augmentée, Lalie S. Pascual a réalisé d’autres œuvres virtuelles dans la capitale vaudoise, comme des oiseaux s’envolant du lac Léman en direction de Los Angeles.

Pour conceptualiser ces volatiles, elle s’est appuyée sur sa technique de prédilection: les collages digitaux. A partir de photographies qu’elle réalise elle-même, elle isole des formes primitives grâce à des logiciels informatiques, puis les assemble pour leur conférer de nouvelles identités, de manière aléatoire. «J’aime l’idée de faire se rencontrer des éléments inattendus pour donner vie à des ensembles inédits, explique-t-elle. Pour cela, je m’inspire des processus de la nature, souvent accidentels.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 5).