LATITUDES

Le «food porn» a remplacé la prière

Un nouveau rituel apparaît au moment de se mettre à table, consistant à partager sur les réseaux sociaux la photo de son assiette. Ce narcissisme ne plaît pas à tout le monde.

«Je dois absolument envoyer la photo de mon assiette à mes amis. Elle est trop alléchante, tu es d’accord, non?» Sans même attendre ma réponse, Nicole se mue en photographe, cherche le bon éclairage, la distance idéale, l’angle original. Elle clique, clique et clique encore. Me soumet le résultat. Enfin, elle opère un choix et expédie ses images. Polie, j’attends. Nos plats refroidissent.

Ma copine est une adepte du «food porn», cette nouvelle tendance qui voit amuse-bouches, légumes ou desserts transformés en objets de désir. Son «je dois photographier mon assiette avant de manger» succède ainsi à un autre impératif: adresser une prière avant de manger. «Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas.» De telles paroles ont précédé les repas de bien des chrétiens. Autre temps, autre rituel!

Aujourd’hui, la bouffe serait-elle devenue une nouvelle religion? Les émissions de TV, de radio et les magazines consacrés à la cuisine font un tabac; c’en est devenu indigeste pour qui n’est pas «foodie». Les photos de plats cuisinés font office d’images pieuses et leur partage tient lieu de communion.

«Excuse-moi, je consulte vite mes messages. Je suis curieuse de savoir si certains connaissaient ce bistrot et si je fais saliver.» Nicole n’attend pas le dessert, fait abstraction de ma présence durant de longues minutes, pour accéder au «feedback» suscité par son envoi. Passer pour une découvreuse d’adresses craquantes et une hédoniste la ravirait. Sa pratique du food porn pourrait bien traduire un besoin de reconnaissance sociale. A moins que la nourriture ne soit un substitut au sexe!

Le terme food porn est apparu pour la première fois en 1984 dans «Female Desire», un livre de Rosalind Coward. La féministe y comparait le corps féminin à une nourriture apprêtée pour être consommée par les hommes. Le contexte a changé, l’approche aussi. «Is Food The New Sex?», s’interroge Mary Eberstadt, chercheuse à l’Université Stanford, dans son dernier essai.

La sociologue relève que dans notre société, «il y a eu un renversement dans le rapport entre la morale, la nourriture et le sexe. Là où l’acte de manger et ce qu’on mangeait étaient moralement neutres, cet acte est devenu aujourd’hui lourd de signification morale. Et là où l’acte sexuel s’entourait de nombreux interdits, cet acte est devenu aujourd’hui libre de presque toute portée morale.» Les nouveaux tabous ne sont plus sexuels mais nutritionnels. Ainsi, en ce début de 21ème siècle, ce que nous mangeons reflèterait nos valeurs morales. Montre-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es! Une forme de striptease.

Détrônant les photos de vacances avec une rangée d’orteils en premier plan, les photos de plats prêts à être savourés sont devenues les stars des réseaux sociaux. Conseils sur le net et applications pour smartphone abondent pour en assurer la qualité alors qu’ethnologues, sociologues et psychologues tentent d’analyser cette pratique. S’agit-il d’un comportement à caractère religieux, sexuel, d’une addiction pathologique à la nourriture ou d’un simple passe-temps ludique rendu possible grâce aux nouvelles technologies?

Si les avis divergent, un effet bénéfique du food porn vient d’être découvert par des chercheurs américains: publier une photo du plat que l’on s’apprête à manger le rendrait meilleur puisqu’on retarde le moment fatidique où il disparaîtra à tout jamais. Or, différer ce moment lui conférerait un supplément de saveur.

Un bénéfice dont ne jouiraient pas les amis auxquels les photos sont adressées. Porte-parole de cette catégorie, l’écrivain canado-suisse Quentin Mouron confiait récemment dans un billet estival paru dans Le Temps être victime d’une tendance qu’il hésite à qualifier de «névrose collective» et regrette l’époque où ses copines lui envoyaient des photos d’elles en costume de bain et non leurs salades aux gambas, leurs brochettes de tofu ou leur poulet tandoori….