KAPITAL

Et si Swatch sortait de Bourse?

Renoncer à une cotation sur les marchés financiers est une opération coûteuse. Certaines compagnies franchissent néanmoins le pas, pour échapper à la tyrannie du court terme.

«Si c’était possible, nous préférerions ne pas être cotés.» Cette petite phrase a été lâchée par le patron de Swatch Group, Nick Hayek, fin octobre 2012 dans un entretien au magazine «La Banque Suisse». Ce n’est pas la première fois que le groupe biennois menace de se retirer de la Bourse. En 2008, Nicolas Hayek (décédé en 2010) affirmait déjà: «Le marché boursier n’est pas un endroit intéressant pour des entreprises comme Swatch.» Le débat a également agité Bobst, Von Roll ou OC Oerlikon à diverses époques. On se souvient aussi qu’en 2002 le patron d’EMS Chemie, Christoph Blocher, avait voulu tourner le dos au SIX Swiss Exchange, mais ses enfants avaient refusé de le suivre.

Des entreprises suisses ont pourtant franchi le pas. Au printemps 2003, Hero, Zellweger Luwa, Hilti et Unigestion ont toutes quitté la Bourse en l’espace de quelques mois. Elles ont été suivies par Mövenpick en novembre 2006, par Tec-Sem Group en 2009 et par Lenzerheide Bergbahnen en 2011. A l’étranger, le groupe français Clarins, l’italien Cremonini ou le chinois Focus Media ont également choisi cette voie.

Pourquoi une telle aversion pour la Bourse? «Une cotation ne fait sens que si une firme a besoin de trouver du capital, par le biais d’une levée de fonds publics, indique Philipp Hofstetter, associé en conseil économique auprès de PricewaterhouseCoopers. Si l’entreprise a d’autres sources de financement, des capitaux privés ou des prêts bancaires, elle peut très bien s’en passer.» Le cas de Clarins l’illustre: la société aux mains des deux frères Courtin-Clarins avait été introduite en Bourse en 1984 «pour aider à financer de nouvelles activités, comme le lancement d’une ligne de maquillage en 1991 ou l’entrée sur le segment des parfums avec Azzaro et Thierry Mugler», indique Elisabeth Metzger, porte-parole suisse du groupe. Une fois ces objectifs atteints, l’entreprise française a renoncé à sa cotation.

Surtout des sociétés de taille moyenne

Une sortie de Bourse peut prendre deux formes. «Il arrive qu’une firme soit rachetée par une société plus grande, qui en assure le financement et décide de la soustraire à la Bourse, explique Philipp Hofstetter. C’est ce qui est arrivé lors du rachat de Schulthess par le suédois NIBE Industrier AB en 2011.» Le «going private» peut aussi prendre la forme d’un rachat par un actionnaire majoritaire, en général une famille, des parts détenues par les actionnaires minoritaires.

Cette stratégie est privilégiée par des entreprises de taille moyenne, qui souffrent de la charge de travail liée à la publication régulière des comptes et dont les titres intéressent peu les boursicoteurs. «Lorsqu’une firme valant moins de 200 millions de francs est cotée en Bourse, elle n’attire pas les gros investisseurs — notamment les institutionnels — car la proportion de titres négociables est trop faible», note Philipp Hofstetter.

L’argovienne Hero s’est retrouvée dans cette situation avant son rachat par le groupe allemand Arend Oetker Holding, qui en détenait déjà 74%: durant les six mois précédant la vente, le volume moyen des échanges s’est élevé à 1’223 actions par jour à un cours moyen de 146 francs, ce qui représentait une valeur quotidienne de 180’000 francs. Or, pour que le titre Hero ait du succès, il aurait fallu que ce montant atteigne au moins 1 million de francs par jour.

La présence en Bourse peut même se retourner contre l’entreprise. «Lorsqu’une société a beaucoup de petits actionnaires, il n’est pas rare que son cours se mette à fluctuer de manière très imprévisible», indique Philipp Hofstetter. En 2008, le titre de Bobst a par exemple chuté à 22 francs avant de frôler les 95 francs en l’espace de quelques mois. Juste avant son retrait de la Bourse, le titre de Hilti était systématiquement sous-évalué par rapport à sa valeur réelle, malgré un bilan robuste.

Les grands groupes internationaux ne sont pas épargnés par ce phénomène. «Les cours de la Bourse sont manipulés de A à Z par les rumeurs, les demi-vérités et des analyses superficielles, estimait Nick Hayek en octobre dernier dans les pages de La Banque Suisse. Rares sont ceux qui examinent à tête reposée le développement à long terme d’une entreprise.» Malgré le bénéfice record enregistré par Swatch en 2007, plusieurs fonds d’investissements américains avaient revendu leurs parts dans le groupe biennois, par besoin de liquidités. Celui-ci a pourtant vu son cours exploser ces dernières années: le titre de Swatch a crû de 495% en quinze ans et de 26,7% uniquement en 2012.

Reprendre le contrôle

Le même ras-le-bol a accompagné les derniers jours en Bourse de Clarins. «Nous étions submergés par des rumeurs incessantes de rachat par LVMH ou L’Oréal, se souvient Elisabeth Metzger. Dès que l’un de nos patrons sortait déjeuner avec celui d’un autre groupe, les bruits repartaient de plus belle.» Le groupe français souhaitait aussi récupérer le contrôle sur sa stratégie de développement. «Les investisseurs avaient une vision à court terme qui ne correspondait pas à nos objectifs de croissance. Nous voulions avant tout conforter nos acquis et affermir notre marque.» A l’interne, la sortie de Bourse de Clarins avait été baptisée «Opération Liberté».

«Le fait de ne plus être cotée permet à une entreprise de faire des projets sur le long terme, confirme Philipp Hofstetter. Elle n’a, par exemple, plus besoin de s’inquiéter des effets sur son cours d’une perte temporaire provoquée par un investissement important.» Enfin, une sortie de Bourse peut être motivée par un souci de discrétion. «Une société non cotée n’a plus les mêmes obligations de transparence, souligne Dominique Biedermann, le directeur d’Ethos, une fondation représentant les actionnaires. Elle peut, par exemple, choisir de ne plus divulguer à l’assemblée générale le montant de la rémunération de la direction.»

Mais, malgré ces avantages, une sortie de Bourse coûte cher. «Pour inciter les actionnaires minoritaires à vendre, on doit en général leur proposer une prime de l’ordre de 20 à 40% de la valeur de l’action», relève Dominique Biedermann. Swatch estimait en 2003 qu’il devrait contracter 4 ou 5 milliards de dettes pour mener à bien une telle opération. Le prix serait encore plus élevé aujourd’hui, en raison de la forte valorisation du groupe.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3 / 2013).