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La science au secours des pédagogues

Les chercheurs mènent des comparaisons pour cibler les méthodes d’enseignement les plus efficaces. Une tendance qui s’inspire des études médicales. Explications.

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Il y a quelques années, des écoliers se livraient à un drôle de manège dans certaines écoles anglaises: ils se tapotaient la tête et les jambes ou se frottaient le torse avec une main en saisissant leur estomac de l’autre. L’objectif était de stimuler leur cerveau. Hélas, des efforts consentis très probablement en vain.

Ce programme d’activités ésotériques appelé Brain Gym («Bouge et apprends» en Suisse) avait été lancé par l’Educational Kinesiology Foundation (Californie), et recommandé sur un site internet approuvé par le gouvernement britannique. Des centaines d’écoles l’auraient acheté et un enseignant sur trois dit en avoir entendu parler. Certaines des recommandations sont moins fantasques — comme effectuer régulièrement de petites pauses d’exercice physique — mais le programme général est dénoncé comme de la pseudoscience par l’ONG britannique «Sense about Science».

«Le Brain Gym constitue l’exemple parfait d’une idée devenue populaire alors que davantage de preuves auraient été nécessaires», commente Robbie Coleman de l’Education Endowment Foundation, un think tank britannique voué à améliorer les performances scolaires des enfants issus de milieux défavorisés. Quel que soit son attrait, une nouvelle approche ne devrait pas se répandre avant d’avoir pu démontrer son efficacité de manière rigoureuse.

Une recette moitié-moitié

Pour tester sur le terrain les nouvelles idées, les enseignants peuvent s’inspirer de la manière dont le milieu médical juge de nouveaux traitements: à l’aide d’essais randomisés contrôlés (ERC). La moitié des enfants suit la nouvelle approche, l’autre moitié suit l’ancienne, et les résultats sont comparés. Comme la plupart des interventions veulent améliorer les performances scolaires, il suffit de regarder quel groupe obtient les meilleures notes aux examens.

Roberto Trinchero de l’Université de Turin a mené plusieurs recherches sur l’impact du jeu d’échecs sur l’acquisition des mathématiques. L’une de ses études les plus convaincantes a montré qu’une heure d’enseignement d’échecs améliorait de 7% les résultats en mathématiques chez des écoliers âgés de 7 ou 8 ans. Mais obtenir l’autorisation d’organiser un ERC dans une école n’est pas aisé, souligne le chercheur: «Il est difficile d’expliquer que nous allons organiser trente heures de cours d’échecs — mais seulement pour la moitié des classes, qui seront choisies au hasard. Les parents et les enseignants protestent, et nous disent que nous devrions plutôt organiser quinze heures pour toutes les classes!»

Une manière de contourner ce problème est d’assurer que tous les enfants pourront bénéficier de l’intervention une fois l’étude achevée. Mais la partie n’est pas forcément gagnée. «Le plus grand obstacle vient du manque de familiarité avec l’approche basée sur les preuves», explique Roberto Trinchero.

Les tests rigoureux peuvent également étudier des méthodes d’enseignement fondamentalement différentes. Celles-ci font souvent l’objet de débats passionnés — comme celui entre les méthodes «syllabiques» et «globales» de l’apprentissage de la lecture (la dernière passe par une reconnaissance entière du mot, la première par des syllabes). Une série d’essais contrôlés a montré l’efficacité de la méthode syllabique et convaincu le gouvernement britannique de recommander aux écoles de se focaliser sur elle.

La comparaison peut aussi s’exercer à plus large échelle: un nombre croissant de «charter schools» se sont ouvertes dans les régions pauvres des Etats-Unis. Il s’agit d’écoles d’orientation traditionnelle qui portent un accent particulier sur les aptitudes de base (lecture, écriture, mathématiques). Leurs élèves obtiennent en moyenne de meilleurs résultats aux examens, même si cela ne suffit pas pour en tirer une conclusion définitive: en effet, ce type d’école attire peut-être des parents davantage impliqués dans l’apprentissage de leurs enfants.

Le hasard fait bien les choses

Peu de parents seraient d’accord d’enrôler leur enfant dans une étude qui décide, au hasard, de leur école. Mais les charters schools, souvent prises d’assaut, recourent à une loterie pour accorder les places libres aux enfants — ce qui fournit de manière automatique l’attribution au hasard exigée par les ERC. En comparant les résultats des enfants des charter schools avec ceux qui y ont postulé mais sans obtenir de place, les études de Josh Angrist du Massachusetts Institute of Technology à Boston suggèrent que les meilleurs résultats sont bien dus à l’école — pas aux parents. «Les charter schools génèrent des progrès spectaculaires pour la réussite d’enfants issus de populations pauvres et de minorités», souligne l’économiste du MIT.

Le chercheur estime que l’acceptation des ERC dans le milieu éducatif gagne du terrain, autant aux Etats-Unis qu’en Europe. Un autre emprunt à la science médicale, les «examens systématiques», rassemble désormais les différents ERC organisés au sujet d’un même objet afin d’en évaluer l’efficacité moyenne. Des organisations telles que l’Education Endowment Foundation au Royaume-Uni ou la Campbell Collaboration en Norvège gèrent ainsi une base de données grandissante qui rassemble des recherches éducationnelles menées partout dans le monde. Leur objectif: aider les établissements scolaires à prendre des décisions en toute connaissance de cause. «Quand il s’agit de nouvelles idées, la plupart des gens reconnaissent aujourd’hui qu’il faut faire des évaluations, note Robbie Coleman. Sinon, vous n’apprendrez rien d’utile.»
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Suisse: les chercheurs en éducation veulent se faire entendre

«Le thème de l’école est très souvent abordé de manière caricaturale par la politique, lance Roland Reichenbach de l’Université de Zurich. Les autorités devraient davantage regarder du côté des chercheurs.» Le professeur de pédagogie fait partie d’un petit groupe de chercheurs qui ont lancé en été 2013 la plateforme d’information et de lobbying «Savoirsuisse». «Notre but n’est pas de donner des recommandations, mais de stimuler une réflexion plus nuancée.»

Le professeur se dit néanmoins critique du mouvement de «l’evidence-based policy» qui veut traduire en politique le résultat de recherches en éducation: «Les effets pervers de cette approche sont très bien documentés, comme par exemple la manière dont la pression des évaluations finit par pervertir le système: l’enseignement cherche avant tout à assurer de bonnes notes, ce qui restreint l’envergure du curriculum. L’idée qu’une assurance qualité peut être directement fournie par des évaluations est séduisante mais trop simpliste. Il faut bien entendu continuer les recherches, mais vouloir rapidement en tirer des conclusions politiques est une erreur.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (no 22).