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Les ordinateurs se rapprochent des humains

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La puissance grandissante des microprocesseurs devrait permettre de construire une machine aussi intelligente que l’homme: c’est la conviction de Jürgen Schmidhuber, directeur de l’institut de recherche Idsia à Lugano. Il n’est pas le seul chercheur à le penser. Certes, nos cerveaux possèdent une puissance de calcul bien plus grande que celle des ordinateurs et sont constamment stimulés par une quantité phénoménale de signaux. Mais ces différences se réduisent chaque jour, notamment grâce à l’explosion des informations hébergées sur internet.

Dans certains domaines, les machines commencent à faire aussi bien que l’homme, comme le déchiffrement de caractères chinois manuscrits, la détection de tissus cancéreux ou même les diagnostics médicaux.

Ces performances illustrent le pouvoir de l’apprentissage-machine: les ordinateurs affinent eux-mêmes leurs algorithmes jusqu’à pouvoir accomplir une tâche avec succès — qu’il s’agisse de reconnaître un objet ou, pour un robot, de le manipuler. Alors que les débuts de l’intelligence artificielle dans les années 1960 tentaient d’expliquer le monde de manière structurée («Un poisson est un animal. Un poisson vit dans l’eau. L’eau est un liquide»), la plupart des experts du domaine laissent désormais les ordinateurs apprendre tout seuls.

L’ordinateur apprend comme un bébé

L’approche paraît logique: après tout, c’est la méthode utilisée par les bébés et les animaux pour petit à petit, en tâtonnant, commencer à voir et à coordonner leurs mouvements, à reconnaître les dangers de leur environnement et à découvrir les règles de base du monde physique. «Apprendre, dit Jürgen Schmidhuber, consiste à reconnaître les régularités autour de soi, à comprimer l’information, à prédire son environnement et à s’y adapter.» Et c’est bien ce que font ces machines intelligentes.

Mais cet apprentissage «bottom-up» ne suffit pas. L’enseignement structuré — celui dispensé dans les écoles ou les universités — joue aussi un rôle prépondérant dans la construction de la connaissance. Sans lui, pas de science, de philosophie ou d’art. Ce savoir peut, lui aussi, être relativement facilement transféré aux ordinateurs. Alors qu’un humain normal ne peut lire et mémoriser toute une encyclopédie par cœur, un ordinateur doit simplement la copier sur un disque dur, l’analyser et l’indexer. Pour autant qu’il dispose de bons algorithmes d’analyse syntaxique, il aura ensuite une bonne chance de trouver par lui-même les informations nécessaires.

Il s’agit, en simplifiant, de la stratégie utilisée par Watson, l’ordinateur d’IBM qui a stupéfié plus d’un expert en intelligence artificielle en remportant le jeu télévisé Jeopardy. Après avoir ingurgité plus de 200 millions de pages d’information trouvée sur internet, Watson a, par exemple, pu identifier correctement le personnage suggéré par l’énigme tordue «In 41 A.D. members of his own praetorian guard gave him “the boot” for good» (soit, en français: «En 41 ap. J.-C., les membres de sa propre garde prétorienne l’ont “mis à la porte” pour de bon»). Réponse: l’empereur romain Caligula.

Pour résoudre de telles devinettes, Watson passe par un chemin complètement différent de celui emprunté par un humain: ce dernier doit forcément comprendre la seconde partie de la phrase de Jeopardy pour espérer trouver la réponse. L’ordinateur se focalisera sur l’année 41 ap. J.-C. en sélectionnant les événements compatibles avec une vague histoire de gardes.

Une intelligence impénétrable

Mais Watson a-t-il vraiment compris la question? Difficile à dire. Nous restons dans l’impossibilité de comprendre le raisonnement suivi par la machine, car celui-ci se base sur un nombre gigantesque de corrélations et de probabilités, argumente Christopher Bishop de Microsoft Research dans le magazine «New Scientist». Il s’agit ainsi d’une intelligence plus utilitaire que philosophique, qui ne simplifie pas le monde comme tente de le faire la science, mais le complexifie.

Munis de GPS, nous n’avons plus besoin de connaître notre environnement pour nous déplacer. Apprendre une langue étrangère s’avèrera peut-être bientôt inutile (le linguiste Nicholas Ostler pense que les traducteurs automatiques vont devenir l’ultime lingua franca). Que nous restera-t-il donc à apprendre après-demain, lorsque nous serons entourés d’assistants numériques intelligents? A interagir avec ces drôles de machines, répond Jürgen Schmidhuber. Il nous faudra constamment décider quelle confiance nous voulons accorder à leurs réponses, alors même que nous ne connaissons pas les règles qui les gouvernent.

S’affranchir des humains

«Les machines resteront des outils à notre service, assure Boi Faltings, directeur de l’Artificial Intelligence Lab de l’EPFL. Elles ne possèdent pas de volonté propre.» C’est d’ailleurs bien là leur limite: pour l’instant, elles n’apprennent que dans un objectif précis et imposé de l’extérieur. «L’apprentissage-machine reproduit des choses simples, comparables à l’intelligence animale. Mais les humains vont beaucoup plus loin: ils peuvent imaginer des choses qui n’existent pas.»

Le plus grand défi en intelligence artificielle n’est peut-être pas de comprendre comment fonctionne le cerveau, mais davantage de donner aux algorithmes ce qui leur manque cruellement: la curiosité, cette motivation intrinsèque à explorer le monde sans but apparent. C’est à ce moment-là seulement que les machines auront la chance de s’émanciper de leurs créateurs, les humains. Et de prendre vraiment leur envol.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (no 22).