KAPITAL

Ces entreprises qui vivent en colocation

Tendance venue des Etats-Unis, le coworking fleurit en Suisse romande. Ce modèle de partage de locaux séduit les indépendants, mais aussi les PME.

Import-export de crevettes, développement d’applications, traduction, finance, art-thérapie, création de jeux vidéo, lancement d’un nouveau concept de chambre à air pour les vélos: ces activités n’ont a priori rien en commun. A Genève, dans une petite rue du centre-ville, elles se retrouvent pourtant toutes sous un même toit: la Muse.

En ce lundi de septembre, le bouillonnant espace de coworking se prépare à son pique-nique de réseautage hebdomadaire. Un petit groupe d’intéressés, venus de l’extérieur pour participer à l’événement, est emmené tambour battant pour une visite des locaux de 300 mètres carrés: sur trois niveaux, un dédale d’espaces de travail où des coworkers concentrés pianotent sur leur laptop, d’escaliers grinçants, de mezzanines et de salles de réunion. 

Le tour se termine dans les profonds canapés du rez-de-chaussée. A tour de rôle, un sandwich à la main, chaque participant présente son projet. «Est-ce que tu as un besoin particulier?», demande Laszlo Olivet, le collaborateur de la Muse qui anime la séance, après chaque présentation. «Je pars pour Boston. Est-ce que quelqu’un connaît la ville? Auriez-vous de bons tuyaux à me donner?», répond une participante. «Je travaille dans la transmission d’entreprises et suis toujours à la recherche de futurs managers», dit un autre.

La Muse, qui a vu le jour en 2009 et ouvert un second local à Lausanne en 2012, rassemble une trentaine de personnes à Genève. La Suisse romande compte aujourd’hui un peu moins d’une dizaine de lieux de coworking (en français littéral «cotravail»), un type d’organisation qui rencontre un intérêt croissant. Le concept a vu le jour aux Etats-Unis en 2005. Il réunit alors des indépendants qui souhaitent rompre avec la solitude du travail à domicile et l’inconfort des longs après-midis de réunion dans des coffee shops. En Suisse, le partage de bureau n’est pas une pratique nouvelle. Les indépendants qui louent une place de travail dans les locaux d’une entreprise ne sont pas rares. Plus organisés, les centres d’affaire proposent des bureaux équipés dans des espaces où se trouvent d’autres locataires. Ce qui distingue le coworking, c’est l’état d’esprit.

Ces espaces se considèrent avant tout comme des communautés: les membres se connaissent et échangent, forment un réseau dont ils tirent énergie et inspiration. Une autre caractéristique du modèle réside dans sa flexibilité: on peut être coworker à plein temps ou pour une après-midi de manière ponctuelle. L’accès au lieu comprend en général l’usage d’une table, d’une salle de réunion, du wifi, de l’imprimante, d’un téléphone et de la machine à café. Les prix varient en fonction de la formule choisie – en moyenne entre 250 et 550 francs par mois pour les membres réguliers.

Comme à la Silicon Valley

Cette nouvelle forme de colocation rassemble avant tout des indépendants. Mais elle séduit aussi les entreprises. Direkt Collections, une PME active dans la vente par correspondance d’objets de collection, a pris ses quartiers à la Muse de Genève en juillet 2013, comme trois autres «entreprises résidentes» du lieu. Pour 1000 francs par mois, la société qui emploie quatre personnes à Genève et trois en Chine occupe un bureau semi-fermé à l’étage supérieur du complexe. Sarah Reckefuss, sa directrice, a opté pour cette solution en raison du prix avantageux et pour bénéficier du réseau. «Nous apprécions le fait de côtoyer des gens de tous horizons, qui travaillent dans des domaines complètement différents du nôtre, et profitons des expériences et des compétences des uns et des autres. Nous confions par exemple des mandats aux deux traductrices qui se trouvent dans la maison. L’atmosphère très détendue et stimulante rappelle un peu l’image que l’on se fait de la Silicon Valley!»

Quant à l’organisation du lieu de travail, se trouver dans un espace accessible et ouvert n’engendre aucun problème. «Nous faisons totalement confiance aux autres personnes et savons que nous pouvons compter sur leur discrétion. Pour ce qui est du matériel, nous disposons d’une armoire pour stocker nos affaires et nous avons adopté une stratégie «clean desk», ce qui signifie que chaque collaborateur débarrasse chaque soir son bureau.»

Du côté de Lausanne, dans un autre espace de coworking, l’Eclau, l’entreprise de marketing online Dimando se sent aussi très à l’aise. Jörg Heynen, qui a cofondé la société spécialisée dans la prospection et la fidélisation de clientèle sur internet à Schaffhouse en 2008, a opté pour cette solution en déménageant à Lausanne en 2012. «Je trouve de l’inspiration dans les contacts et les discussions avec les autres membres de l’Eclau, même lorsqu’il s’agit de sujets qui n’ont rien à voir avec mon activité. Cela me permet de développer de nouvelles idées», se réjouit le jeune entrepreneur de 31 ans. Suite à une conversation sur l’offre de légumes bio de la région, il a par exemple proposé à un client actif dans la livraison à domicile de revoir son offre pour proposer autre chose que du fast-food.

Dimando profite aussi de la présence des autres personnes qui travaillent dans le web. «Si je manque de ressources pour un projet, je peux me tourner vers eux. A l’inverse, si un des coworkers a besoin d’un service que je peux fournir, il va naturellement se tourner vers moi: il me connaît, sait comment je travaille, voit ce que je fais de manière quotidienne. Il n’a pas besoin de dépenser des ressources pour trouver la bonne entreprise.»

Un modèle d’avenir

Le coworking et l’intérêt qu’il suscite ne fait à l’heure actuelle pas l’objet de recherches approfondies en Suisse. Mais son succès ne surprend pas. Mathias Rossi, professeur à la Haute Ecole de gestion de Fribourg, y voit un moyen pour les jeunes entrepreneurs et les indépendants de mieux gérer les soucis quotidiens auxquels ils sont confrontés. «Les études sur la santé au travail révèlent que le stress, la solitude et la difficulté de concilier vie professionnelle et vie privée constituent des facteurs de risque important. Pour un indépendant ou un dirigeant de start-up, le fait de pouvoir échanger au quotidien avec des personnes dans la même situation mais avec lesquelles il n’est pas nécessairement en concurrence directe permet de mieux gérer ce type de soucis. Après avoir beaucoup misé sur les réseaux virtuels, on réalise peut-être que les réseaux «à l’ancienne» sont plus sûrs et apportent de meilleurs résultats.»

Jörg Heynen, cofondateur de Dimando, apprécie aussi la grande flexibilité du modèle: pas besoin de signer un bail pour une année entière, ni d’investir dans l’infrastructure. Et si le nombre d’employés fluctue, la société ne se retrouve pas à l’étroit ou avec trop d’espace inutilisé. «Au départ, j’ai choisi le coworking car je travaillais seul et que la vie de bureau me manquait. Depuis, j’ai engagé deux personnes, mais elles sont ravies de se trouver dans cet environnement.»

L’entrepreneur rêve certes de voir sa société se développer, mais pas de posséder ses propres locaux et il souhaiterait pouvoir poursuivre ses activités dans un endroit tel que l’Eclau, même avec davantage d’employés. «Pour ma génération, cette manière de travailler, de développer des idées en commun, semble naturelle. A mes yeux, c’est le modèle du futur. Quand on est en vase clos dans sa PME, on arrête de voir autour de soi. Je peux très bien imaginer à l’avenir des entreprises qui se regroupent sous un même toit simplement pour pouvoir bénéficier de la créativité des autres.»

En Suisse romande, les espaces de coworking ne voient pas encore si grand. La plupart ne sont adaptés que pour les très petites PME. Mais la tendance, déjà implantée aux Etats-Unis, pourrait bien s’imposer dans la région. Elle est en marche outre-Sarine. Colab, un nouveau venu dans le paysage du coworking, qui a ouvert ses portes à Zurich au printemps 2013, accueille par exemple une entreprise de 25 employés.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.