CULTURE

La bataille des petits éditeurs romands

La Suisse romande compte une centaine de maisons d’édition. Dans un secteur chahuté, elles cherchent des solutions pour se maintenir à flot.

«Les ventes de littérature romande baissent à long terme. Un livre qui partait auparavant à 1000 exemplaires ne s’écoule plus qu’à 250 exemplaires aujourd’hui», analyse Olivier Morattel, des éditions du même nom. Ce recul met en péril de nombreuses petites structures indépendantes, qui craignent de devoir fermer boutique. «Même si chaque maison d’édition a sa propre identité, reposant souvent sur le charisme du dirigeant, elles font toutes face aux mêmes soucis conjoncturels», explique Olivier Babel, président du domaine éditeurs de l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (Asdel).

La crise qui pèse sur le secteur du livre en France se classe au premier rang des difficultés. La majorité du chiffre d’affaire des éditeurs romands se fait chez nos voisins et le marché dans l’Hexagone s’effrite doucement en raison de la baisse du pouvoir d’achat. En Suisse, la situation est également tendue, avec pour conséquence la fermeture de plusieurs acteurs dont l’historique librairie Descombes à Genève en 2011.

Pour Eric Caboussat, fondateur des Editions Cabédita, un autre problème majeur provient de l’émiettement du service de distribution dans le pays. «Les grandes surfaces comme Coop et Migros ont abandonné la littérature romande, se laissant envahir par du matériel parisien. Et rien n’a remplacé ces canaux de distribution», regrette-t-il. Cet entrepreneur attendait davantage de soutien de la part d’entreprises helvétiques pour mettre en avant l’offre culturelle locale. Il existe bien sûr des exceptions, comme le «phénomène Joël Dicker». Mais, dans l’ensemble, les quelques 2000 productions romandes qui sortent par année ne sont pas assez visibles.

Lobbying et subventions

Pour s’en sortir, les éditeurs romands peuvent malgré tout compter sur les aides sélectives des services de la culture, des villes ou des institutions privées pour leurs projets éditoriaux. La plupart du temps, ces aides sont toutefois jugées insuffisantes pour combler les coûts de production d’un roman qui oscille entre 10’000 et 30’000 francs. Contrairement à d’autres cantons, Genève propose depuis plusieurs années des subsides structurelles pour le secteur de l’édition afin de maintenir une certaine abondance de publications. «Nous ne sommes pas subventionnés à 100% mais cela nous permet de baisser nos prix de vente et de payer une partie des coûts liés à la promotion des ouvrages genevois», précise Gabriel de Montmollin, président du Cercle genevois de l’édition et de la librairie.

Inspirés par leurs confrères, les éditeurs vaudois ont commencé à négocier avec l’Etat de Vaud pour instaurer une politique culturelle de soutien et de promotion du livre. «Il y a une véritable écoute de la part de la conseillère d’Etat Anne-Catherine Lyon, note Olivier Babel de l’Asdel. Les choses vont bouger.» L’association souhaite également réclamer une aide plus globale, sollicitant l’appui de l’Office fédérale de la culture (OFC). Sous forme de lobby, les acteurs du livre tentent d’influencer l’OFC et les parlementaires, leur exposant l’importance du monde de l’édition au niveau culturel. «La qualité de la littérature suisse est depuis longtemps reconnue ici et hors de nos frontières», souligne Eric Caboussat, des Editions Cabédita.

Le défi du numérique

Après le succès spectaculaire de «La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert» du Genevois Joël Dicker, coédité par les éditions lausannoises L’Âge d’Homme, nul ne doute du potentiel des talents romands. Mais pour certains, les portes restent fermées. «Je pensais surfer sur l’effet Dicker, mais les Suisses sont marginalisés, estime Olivier Morattel. J’ai envoyé plus de 200 dossiers aux médias pour promouvoir le nouveau livre de Quentin Mouron mais ils m’ont boycotté en tant que non-parisien.»

Pour lui, Joël Dicker constitue une exception: le jeune écrivain est également édité par la maison française de Fallois, un atout pour propulser son livre au sommet. La coédition apparaît comme une solution performante pour s’imposer hors des frontières suisses. «Ce n’est pas évident de se faire connaître dans un circuit fermé, auprès des librairies spécialisées et des diffuseurs étrangers, indique Andonia Dimitrijevic, directrice de L’Âge d’Homme. En nous associant avec Bernard de Fallois, nous avons pu bénéficier de son savoir-faire tout en partageant les frais.»

Le numérique constitue aussi un défi pour les maisons d’édition romandes. Outre-Atlantique, le marché des e-books représente déjà plus de 20% du chiffre d’affaire des éditeurs, contre 3% en France. Très prochainement, les entreprises locales devront à leur tour composer avec cette nouvelle variable et adapter leurs catalogues. «Cela devrait être notre propriété mais il faut renégocier les contrats avec les auteurs et, pour le moment, nous n’avons pas le temps de nous atteler à cette tâche», confie la directrice de L’Âge d’Homme. Investir aujourd’hui semble prématuré pour la plupart des éditeurs, car le support n’est pas encore stable. Mais ils se préparent à agir. «Nous allons devoir innover rapidement, résume Olivier Babel. Le numérique ne se résume pas à mettre des PDF en vente.»
_______

TEMOIGNAGES

«L’avenir est devenu plus serein»

Portées par le succès de Joël Dicker, les Editions L’Âge d’Homme respirent. Une exception parmi les petites maisons d’édition romandes.

Depuis un an déjà, le best-seller «La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert» de Joël Dicker parade dans les rayons des libraires suisses et étrangères. Les chiffres impressionnent, en particulier pour un auteur helvétique: 85’000 ventes en Suisse, 650’000 en France et des traductions qui s’enchaînent, de la Pologne à la Corée. On estime que l’écrivain genevois a vendu plus d’1,5 million d’exemplaires de son roman à ce jour. Une success story que la maison d’édition lausannoise L’Âge d’Homme, coéditeur avec le français de Fallois, peine encore à réaliser. «C’était inespéré mais les choses n’ont pas réellement changé pour nous, du moins pas autant que l’on pourrait le croire, confie Andonia Dimitrijevic, la directrice de la maison. Nous avons une nouvelle fontaine à eau… Plus sérieusement, nous allons effectuer des travaux dans notre librairie parisienne et dans nos entrepôts.»

Avec les 4500 titres de son catalogue, l’entreprise familiale de huit collaborateurs tournait déjà avant la parution du livre de Joël Dicker. Mais les revenus générés par le Prix Goncourt des lycéens lui permettent de souffler et d’être plus souple dans le lancement de nouveaux projets. «Je viens par exemple de racheter les droits de traduction pour lancer une collection de livre de cuisine vegan», se réjouit Andonia Dimitrijevic. Tout en gardant l’âme de la maison fondée en 1966 par son père, axée sur la littérature suisse et russe, la jeune femme souhaite développer davantage le portefeuille de l’entreprise. Après deux ans à la tête de la maison, elle commence à prendre ses marques et propose des thématiques qui lui tiennent à cœur.

«Contrairement à d’autres, nous n’avons aucun critère de sélection pour nos auteurs. Les petites structures osent davantage et je pense que cela est leur atout.»
_______

«Nous sommes sur le fil à cause du marché français»

Les ventes à l’étranger des Editions Cabédita, spécialisées dans l’histoire et le patrimoine, baissent drastiquement. Une situation inquiétante pour l’entreprise familiale.

En 1987, avec ses propres moyens, Eric Caboussat a créé Cabédita, une maison d’édition qui vient combler un manque dans la littérature romande. «J’ai choisi un canal original, celui du patrimoine et du régional, explique le fondateur. Par la suite on m’a copié, alors j’ai appris à me réinventer». Eric Caboussat enrichit ainsi ses collections, proposant périodiquement de nouvelles thématiques comme Mémoire de femme ou Militaria. Ces ouvrages sur l’histoire des militaires sont d’ailleurs devenus l’un des piliers économiques de la maison d’édition. Cabédita a aussi publié dernièrement une série de livres sur l’initiation et la découverte de la spiritualité. «Parfois je me lance sans savoir s’il y a vraiment une demande. Il n’y a pas de recette secrète, il faut évaluer au plus près pour éviter un surplus de stock coûteux. »

En 25 ans d’activité, le catalogue de Cabédita atteint 800 titres. La maison d’édition sort une trentaine de titres et vend entre 60’000 et 70’000 livres chaque année. Son chiffre d’affaire s’élève à 1 million de francs. Installé à Bière (VD), un lieu que le fondateur qualifie d’idyllique et en accord avec le côté «nature et histoire» de sa société, l’entreprise compte six employés.

Avec des ouvrages diffusés en France, en Belgique et au Canada, Cabédita souffre particulièrement de la crise française. «En Suisse, nous avons augmenté nos ventes de 120% au premier trimestre 2013, alors qu’en France, où l’on cumule 60% de notre activité, nos résultats ont parfois chuté de 70%.» L’entreprise helvétique, qui n’est pas subventionnée sur le territoire français, fait face à de lourdes pertes. «Nous sommes d’habitude une entreprise saine. Mais depuis huit mois, nous subissons fortement la baisse de conjoncture de nos voisins», conclut Eric Caboussat avec inquiétude.
_______

«Je serais riche dans un autre secteur»

Olivier Morattel, une nouvelle recrue dans le domaine de l’édition, considère son métier comme un sacerdoce.

Olivier Morattel, ancien gestionnaire de fortune et féru de littérature, décide d’investir le milieu de l’édition en 2009, avec 2000 francs en poche. Peu frileux, il n’hésite pas à se lancer dans un secteur jugé en crise. «J’ai un véritable parcours d’entrepreneur. Pour un novice, le métier d’éditeur est mystérieux. Il n’existe pas de formation. Alors j’ai appris sur le tas, guidé par des amis comme Stéphane Bovon des éditions Hélice Hélas.» Il crée une entreprise en raison individuelle et part en quête de jeunes talents et d’aides publiques. «Je travaille seul. Je sous-traite la correction, l’impression et la mise en page. Mais, au final, je supervise tout le processus de production de mes livres.»

Basé à la Chaux-de-fonds, Olivier Morattel imprime ses dix premiers romans à l’imprimerie Gasser, au Locle. «Je suis fier d’avoir collaboré avec une société locale, soucieuse de l’environnement. Par contre, j’ai dû changer pour des raisons financières.» L’impression d’un livre de 200 pages coûte trois à quatre fois plus cher en Suisse. Pour 1000 exemplaires, Olivier Morattel dépensait entre 6000 et 10’000 francs, contre 2000 chez un imprimeur étranger pour la même qualité.

Pour faire sa place et survivre, fort de son expérience en tant qu’attaché de presse pour les éditions Castagniééé, Olivier Morattel mise sur la communication et la promotion de ses auteurs. Pour leur apporter le maximum de visibilité, il n’hésite pas à faire du porte à porte. «J’ai contacté 80 libraires en Suisse romande pour leur présenter mes nouveautés. Ensuite, j’ai envoyé systématiquement des informations aux journalistes. Je les relance sans cesse.» Son métier, il le perçoit un peu comme un sacerdoce. «Je ne gagne presque rien mais je me sens comme un faiseur d’artistes. En fait, vu le travail abattu, je serais déjà riche dans un autre secteur.»

En quatre ans, la nouvelle maison d’édition a publié 13 ouvrages dont le roman de Quentin Mouron, «Au point d’effusion des égouts», vendu à plusieurs milliers exemplaires à travers le monde. Il compte engager une attachée de presse française pour mieux développer son réseau sur place.
_______

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.