LATITUDES

Don d’organes: des publicités qui ne marchent pas

En Suisse, la pénurie de donneurs s’explique aussi par des campagnes d’information peu incitatives. A quand un changement de ton?

Faute de donneurs, 53 personnes sur liste d’attente d’une greffe sont décédées en Suisse l’année passée. Et la situation ne s’améliore pas: en juin 2013, 1’208 personnes attendaient une greffe dans le pays, soit 3,7% de plus qu’un an auparavant. Afin de sensibiliser au sujet, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) produit régulièrement des campagnes nationales d’information. Pour de maigres résultats: selon l’enquête de «Swiss Monitoring of Potential Donors» de 2011-2012, le taux de refus des proches s’élève à 53% en Suisse, alors qu’il se situe à 30% en Europe.

Manuel Pascual, chef du Service de transplantation au CHUV, explique toutefois que cette augmentation est due au nombre croissant de personnes en attente de greffe, et non pas à une diminution des donneurs. «La population vieillit, ce qui implique que davantage de patients présentent des problèmes notamment vasculaires nécessitant une transplantation.» Par ailleurs, les progrès de la médecine permettent d’envisager une greffe sur toujours plus de personnes.

Pour répondre à ce besoin croissant, un effort de solidarité exceptionnel serait nécessaire. Or, le nombre de donneurs n’augmente pas depuis dix ans et la liste d’attente a quasiment doublé sur le même laps de temps. En comparaison européenne, la Suisse possède parmi les statistiques les plus faibles. Selon Swisstranplan, la Fondation nationale suisse pour le don et la transplantation d’organes, en 2011, on comptait 12,8 donneurs décédés pour un million d’habitants en Suisse alors qu’on en trouve 14,7 en Allemagne, 23,2 en Autriche et 35,3 en Espagne, le champion européen du don d’organes.

Campagnes trop neutres

Les Suisses seraient-ils égoïstes? «Je ne le pense pas, car si l’on regarde les chiffres concernant les dons d’organes par des personnes vivantes, les Suisses se situent dans le haut du classement», analyse Manuel Pascual. Chaque année, en effet, plus d’une centaine de personnes vivantes donnent un rein à un membre de leur famille ou à une de leurs connaissances. Ils prennent cette décision en dépit des risques — aujourd’hui minimes — liés à l’opération.Outre la complexité logistique liée au don ainsi que la difficulté d’avoir une organisation optimale entre toutes les régions de Suisse pour identifier tous les donneurs potentiels, Manuel Pascual met également en cause les campagnes diffusées jusqu’à présent en Suisse.

«Elles sont perçues comme déstabilisantes par le public car elles ne s’expriment pas clairement en faveur du don d’organes. Dans l’une d’entre elles, des gens se succédaient en exprimant leur opinion. Et la majorité des personnes semblait s’y refuser. Cela ne reflète pas l’opinion générale, lorsque les gens sont correctement informés. Par exemple, quand on va voir des étudiants et qu’on leur explique la situation, presque tous ces jeunes affichent leur solidarité. Même du point de vue religieux, à quelques exceptions près, le don d’organes est aujourd’hui largement accepté.» Quoique variées dans leurs formes, leurs canaux de diffusions et leurs cibles, ces campagnes apparaissent dans leur ensemble purement informatives et neutres.

Le sociologue lausannois Raphaël Hammer, qui a travaillé sur l’impact de la couverture médiatique du don d’organes dans la presse romande, estime que l’OFSP pourrait entrer davantage dans le vif du sujet à travers ses campagnes. «Elles diffusent une information principalement procédurale et peu substantielle. Tout en respectant le principe de la seule “information au public”, elles pourraient donner plus d’éléments factuels positifs et négatifs, qui permettent au public de mieux se positionner.»

En réalité, à travers ces campagnes, l’OFSP s’en tient strictement à l’esprit de la loi de 2004. Le deuxième alinéa du premier article de cette loi indique que l’Etat doit «contribuer» à ce que des organes, des tissus et des cellules humaines soient disponibles à des fins de transplantation et non pas à «favoriser» les dons. Une subtilité sémantique de laquelle il découle que l’Etat limite son rôle à réglementer et à informer.

Changement en vue

Un positionnement qui pourrait changer prochainement. Le Conseil fédéral a en effet lancé au début 2013 un plan d’action baptisé «Plus d’organes pour des transplantations», qui pourrait inclure une volonté d’augmenter l’efficacité des campagnes d’information. Manuel Pascual fera partie du comité de pilotage. «Cette collaboration avec les autorités est bienvenue et me réjouit, note le médecin. J’espère que, d’ici au printemps prochain, nous parviendrons à lancer une campagne qui encourage davantage les dons.»

Pourquoi cette restriction avait-elle été imposée en 2004? «A l’époque, le conseiller fédéral Pascal Couchepin, qui a introduit cette loi, a défendu l’idée qu’il ne fallait pas créer de panique dans l’opinion publique et qu’il ne fallait surtout pas alimenter l’impression que l’Etat confisquait des organes à ses citoyens, explique Nicholas Stücklin, assistant diplômé en sciences sociales à l’Université de Lausanne, spécialisé en anthropologie du corps. Cette impression n’était pas infondée. Lors des premières greffes de cœur à Zurich dans les années 1960, on avait prélevé des organes sans prévenir les familles ce qui avait donné lieu à des polémiques. L’idée était d’éviter d’engager un débat public sur le rôle actif de l’Etat dans l’approvisionnement d’organes, par crainte que cela puisse nuire à ce que Pascal Couchepin appelait un “climat de confiance”.»

A travers cette loi sur la transplantation, l’Etat a donc cherché avant tout à faire connaître et à diffuser plus largement la carte de donneur. De ce point de vue, les campagnes d’information fonctionnent relativement bien, puisque, aujourd’hui, 20 à 30% de la population suisse porte sur elle une carte de donneur remplie, contre 12% avant les campagnes. «Il faut cependant attendre pour que cet accroissement des personnes titulaires d’une carte se traduise par une augmentation des donneurs, car la mort cérébrale, condition nécessaire pour être donneur, reste un événement rare qui n’arrive pas plus de 200 fois par an en Suisse», note Karin Waefler, responsable des campagnes d’information à l’OFSP. Le pari étant qu’une majorité des gens remplissant la carte s’y présente comme des donneurs potentiels.

Fausses croyances

Comment convaincre davantage de citoyens de donner leurs organes? Faudrait-il jouer sur les émotions en montrant des images de personnes en attente de greffes? Elargir le plan média? Pour Christophe Girard, directeur artistique de l’agence MC Saatchi à Genève, le sujet nécessite un matraquage médiatique: «Il faut s’inspirer de ce qui a été fait pour la sécurité routière, par exemple avec la campagne Slow Down, qu’on a vue partout. Le modèle anglo-saxon, avec des publicités massives, fonctionne très bien sur ces questions de société.»

Le sociologue Raphaël Hammer met, lui, en garde contre l’impact limité sur le long terme des campagnes à teneur émotionnelle. «Des études montrent que la peur et l’émotion n’ont pas d’effets durables. Il faut des ressorts plus profonds pour changer les attitudes dans des domaines aussi sensibles que le don d’organes.» Manuel Pascual souhaiterait un message clair et sobre: «Il faut rester pragmatique en expliquant que le pays possède une médecine de transplantation de qualité et que la chance d’être receveur est 10 fois plus importante que celle d’être donneur. Et communiquer simplement en disant: je suis pour le don d’organes et, surtout, je le dis à mes proches.»

Yves Rossier, chef de service adjoint au Service projets et organisations stratégiques au CHUV, a travaillé à la manière de favoriser le don d’organes. A son avis, les campagnes devraient lutter contre certaines fausses croyances encore tenaces dans la population. «Il faut rappeler que l’accord des familles est nécessaire même si on a rempli la carte de donneur. Le concept de mort cérébrale n’est pas non plus acquis, certaines personnes craignent qu’on prélève leurs organes avant qu’elles ne soient décédées. D’autres imaginent que les coûts liés aux prélèvements reviendraient à leurs familles ou encore que leur corps servira à la recherche médicale.»

Yves Rossier propose aussi de créer des communautés dans les médias et sur les réseaux sociaux afin d’ouvrir davantage le débat autour de cette problématique trop peu connue. «On peut même imaginer une pièce de théâtre qui voyagerait en Suisse dans les hôpitaux, les écoles et les associations.» Certaines de ces idées seront ainsi discutées ces prochains mois à Berne. «La Suisse est signataire depuis 2010 d’un traité européen qui l’oblige à se positionner en faveur du don d’organes, rappelle Manuel Pascual. Il est temps de mettre la loi fédérale en conformité.»

Le Parlement débat aussi de la possibilité de modifier la loi, en faisant de chaque adulte un «donneur par défaut», sauf si celui-ci manifeste son envie de ne pas donner ses organes. L’ensemble de ces initiatives témoigne d’une grande prise de conscience du besoin d’agir. Ne reste plus qu’à espérer que ces efforts aboutissent.
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Une version de cet article est parue dans le magazine
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