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Le bruit, nouvel ennemi public

Plus d’un million de Suisses sont exposés chaque jour à des nuisances sonores trop élevées. En 2013, la population a encore perdu 47’500 années de vie en bonne santé.

Des éoliennes aux téléphones portables, en passant par les engins de chantier ou encore les noctambules, les sources de bruit ne cessent de se multiplier. Des nuisances sonores qui ont pourtant toujours comme première cause l’intensification du trafic routier puis ferroviaire et aérien.

En Suisse, ce sont ainsi 1,3 million de personnes qui subissent pendant la journée un niveau de bruit supérieur aux valeurs limites fixées par la loi, selon les chiffres de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Cette exposition baisse durant la nuit, mais à peine: 930’000 personnes sont encore concernées.

Autre tendance: même si, dans son ensemble, la société n’atteint pas les pics sonores du passé, la pollution phonique est cependant devenue permanente du fait que les villes grandissent, se densifient, vivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et le dimanche a perdu de son caractère sacré. Résultats, notre sensibilité au bruit s’est aiguisée au fil de ces dernières années, notre agacement se manifeste toujours plus. «Si nous comparons la tolérance à ce phénomène dans les études passées et actuelles, nous pouvons conclure que les Suisses réagissent plus fortement aujourd’hui», analyse Mark Brink, psychologue spécialiste du bruit et maître de conférences à l’EPFZ. Les plaintes pour les nuisances liées au voisinage et à la vie nocturne suivent, elles aussi, ce mouvement haussier.

«L’exaspération provient d’un changement de définition de la sphère privée, avance Marie-Avril Berthet, présidente du Grand Conseil de la nuit, un groupe qui défend la vie nocturne à Genève. Il y a soixante ans, les Suisses étaient plus habitués à vivre ensemble. Désormais, ils n’acceptent plus d’entendre les autres lorsqu’ils sont chez eux.»

1. Impact sanitaire et économique

En plus de ses effets sur le comportement, le bruit porte également atteinte au bien-être physique et psychique. Cela, avec des conséquences financières. Exemple avec les nuisances sonores excessives liées à la circulation, qui cause en Suisse des problèmes de santé chiffrés à 140 millions de francs. Ce montant comprend notamment les coûts de traitements médicaux de maladies cardiovasculaires, de frais d’assurance, d’arrêts de travail ou encore de cures.

«Il y a eu une prise de conscience sur la nocivité des nuisance sonores, relève Sophie Hoehn, cheffe de la section Bruit routier de l’OFEV. Contrairement à une croyance longtemps répandue, on ne s’y habitue pas.»

La pollution phonique a aussi des répercussions économiques sur la valeur des biens immobiliers quand ceux-ci y sont sont exposés, que ce soit pour les maisons ou les appartements mis en vente et en location: des dépréciations qui ont été évaluées à 1,2 milliard de francs par an, causées avant tout par le bruit routier.

Quant à la Confédération, elle a déjà dépensé plus d’un milliard de francs pour protéger la population, en installant des fenêtres antibruit dans les maisons concernées, des parois insonorisées sur les bords des autoroutes et des voies ferrées, ainsi que pour de nouvelles techniques de freinage des trains. Malgré ces investissements, on est encore bien loin des objectifs fixés par l’Ordonnance sur la protection contre le bruit, qui prévoit avant 2018 un assainissement des routes et des chemins de fer qui ne sont pas conformes aux limites.

Des solutions qui ne suffisent toujours pas. Aussi, les experts n’ont aujourd’hui plus qu’une idée en tête: lutter contre le mal à la source.

2. Des pistes pour limiter les nuisances sonores

La source de bruit la plus importante étant la circulation routière, «le plus efficace et le moins cher serait d’interdire les véhicules trop bruyants et de limiter la vitesse», souligne Peter Ettler, directeur de la Ligue suisse contre le bruit. «A Berlin, par exemple, des routes sur lesquelles on peut circuler à 60 km/h la journée sont limitées à 30 km/h la nuit pour réduire les nuisances.» Mais de telles mesures entravent la liberté des automobilistes et pourraient alors rencontrer des résistances.

L’idée d’aider le consommateur à choisir un produit en fonction des émissions sonores fait son chemin, avec quelques exemples prometteurs venus de l’étranger. Au sein de l’Union européenne, tous les pneus sont équipés d’une étiquette indiquant leur niveau sonore. En Grande-Bretagne, une association a créé un label qui distingue les produits les plus silencieux, de la souffleuse à feuilles au sèche-cheveux, en passant par le lave-vaisselle.

Le principe a aussi été introduit de manière plus ambitieuse à Linz, en Autriche, avec un label pour les bâtiments publics et les grands magasins qui ne diffusent plus de musique de fond.

Quant au débat sur les bars et les discothèques, Marie-Avril Berthet cite le cas d’Amsterdam. «La ville a gelé les loyers des habitations qui se trouvent à proximité immédiate des lieux de nuit. En associant la vie nocturne à la possibilité de logements meilleur marché, les tensions ont été apaisées. Il s’agit d’une mesure très interventionniste mais intéressante.»

3. Des routes qui étouffent le bruit

Pour faire baisser le vacarme du trafic, les autorités misent sur le bitume phonoabsorbant, qui représente actuellement l’une des mesures phares. Le canton de Genève, pionnier en la matière, a déjà installé 67 km de ce type de revêtement, avec le soutien financier de la Confédération. A l’horizon 2018, il devrait en compter près de 130. Une politique qui rencontre du succès.

Depuis que ces nouvelles surfaces antibruit ont été posées début septembre sur le quai Wilson, la circulation y semble étonnamment silencieuse pour le voisinage. «On sent une immense différence, apprécie Jasmina Vasic, qui habite l’endroit depuis treize ans. Se promener le long du lac est devenu beaucoup plus agréable.»

Dans le quartier de la Jonction, à la rue des Deux-Ponts, couloir routier assailli de trafic, les riverains se montrent également enthousiastes après les travaux d’assainissement réalisés en 2011. «Ce n’est pas le calme de Cologny, plaisante Muarem Jasari, propriétaire d’un restaurant qui borde l’artère. Mais, même si le bruit persiste, la situation s’est nettement améliorée.»

La particularité de ce bitume phonoabsorbant tient à sa composition: des grains plus fins que les revêtements classiques, qui contiennent de petites cavités absorbant le bruit provoqué par le frottement des pneus. «Les premiers ont été posés au début des années 2000. Depuis, les performances acoustiques ont été nettement améliorées, souligne Christian Gorce, chef du Service de l’assainissement du bruit routier du canton de Genève. Aujourd’hui, pour un véhicule léger circulant à 50 km/h, la réduction de bruit atteint 8 à 10 décibels la première année d’installation. Après quinze ans, en raison de l’usure, on table sur un abaissement de 3 décibels.»

La nouvelle matière séduit peu à peu le reste de la Suisse romande. Les cantons alémaniques, à quelques exceptions près, affichent quant à eux davantage de réticences. «Ces revêtements sont en plein développement et nous avons fait de bonnes et moins bonnes expériences, note Dominique Luy, chef de la section Bruit et rayonnement non ionisant au Département de l’environnement du canton de Vaud. La neige et les chaînes les mettent à rude épreuve et ils doivent être changés plus souvent que les revêtements traditionnels.» Pour l’instant, cette nouvelle technologie n’est pas adaptée aux zones trop sollicitées, telles que croisements et giratoires.

4. Quelle solution pour les sirènes des véhicules d’urgence?

Autre source de nuisance qui soulève un questionnement, les sirènes des véhicules d’urgence qui, la nuit, perturbent le sommeil de centaines, voire de milliers d’habitants sur leur passage. Le dilemme: comment assurer la santé des uns et la sérénité des autres? Pour le parlementaire genevois Mauro Poggia, la pratique de la sirène est excessive en Suisse: «Le son des véhicules d’urgence est de plus en plus ressenti comme une incivilité. En France, les sons se révèlent tout aussi efficaces, mais moins agressifs, car les sirènes utilisent trois tons, plus espacés. Et leur volume diminue pendant la nuit.»

Sans formuler de solution précise, le nouvel élu au Conseil d’Etat avait déposé fin juin une motion au Conseil national, chargeant l’administration de «réduire les nuisances sonores des véhicules prioritaires, tout en maintenant l’objectif de sécurité». Le Conseil fédéral s’est d’ores et déjà montré favorable à la proposition. En Suisse, la puissance sonore des véhicules prioritaires homologués doit être comprise dans une fourchette de 111 à 124 dB (test à 3 m 50 de distance en laboratoire). Peu de contraste avec les voisins européens, qui fixent une valeur minimale de 110 dB, sans seuil maximal. A une exception près: dans l’Hexagone, les sirènes ne peuvent excéder 90 dB la nuit.

La proposition de Mauro Poggia est toutefois diamétralement opposée aux doléances des services d’urgence, qui se plaignent quant à eux d’un trafic de moins en moins fluide, justifiant l’usage de la sirène. «Les automobilistes et piétons sont toujours moins attentifs en raison des accessoires multiples qui les distraient, souligne Philippe Jaton, porte-parole de la Police cantonale vaudoise. Si l’on diminue le son, il ne nous restera que le gyrophare, peut-être efficace la nuit mais pas la journée.» Du reste, la loi oblige les véhicules d’urgence à actionner à la fois leur sirène et leur lumière pour pouvoir revendiquer un statut prioritaire. Dans le cas contraire, ils peuvent être considérés comme fautifs s’ils causent un accident.

Pas sûr également que le fait d’abaisser le niveau sonore à 90 dB la nuit ne réveille plus la population: le risque n’est-il pas de sacrifier à la fois la sécurité et la tranquillité? A New York, les autorités ont tenté de trouver la parade grâce à un système de rumbler, qui utilise un «grondement» de basse fréquence pour capter l’attention des automobilistes distraits. Mauro Poggia n’est pas convaincu: «Je trouve que c’est assez stressant, ce n’est pas non plus idéal.» La question agite aussi les cantons: à Genève, le député PLR Michel Ducret a déposé en août une question urgente au Conseil d’Etat sur le même thème. «Aujourd’hui, on installe de nouveaux revêtements insonorisés pour le trafic, mais on ne fait rien pour ce problème qui embête tout le monde. Les cardiomobiles nous font mal aux oreilles: cela crée des malades supplémentaires!»

5. La tranquillité comme argument touristique

«Trouver la paix et le silence.» Voilà ce qu’attendent un tiers des touristes qui séjournent en Suisse, selon un sondage réalisé auprès de 9000 visiteurs du monde entier en 2010. Et les visiteurs suisses eux-mêmes ne sont pas en reste. «Incontestablement, la tranquillité est de plus en plus recherchée, note Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme. C’est probablement ce qui explique le succès d’activités en plein air loin des nuisances urbaines, comme la marche à pied.»

A la montagne, quelques hôtels ont déjà tiré parti de l’image de tranquillité de la Suisse en optant pour des noms comme Paxmontana, Alpenruhe ou Bergfrieden. Les villages alpins interdits à la circulation, tels que Zermatt ou Saas Fee, mettent aussi cette particularité en avant dans leur marketing.

Mais le silence mériterait bien plus d’attention de la part des destinations touristiques, estime Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute Ecole de gestion et tourisme de Sierre. «La valeur qu’il représente pourrait être mieux exploitée. Malheureusement, nous n’avons pas encore franchi ce pas. L’industrie du tourisme promeut plus volontiers la présence d’événements et d’animations, le dynamisme d’un lieu que son calme.»

Pour le spécialiste, la création de zones de tranquillité préservées des bruits artificiels serait une piste à suivre. Des initiatives de ce type ont déjà été mises en place en Bavière et en Autriche. La Confédération a fait un pas en ce sens en restreignant le trafic aérien dans quatre zones «vouées au délassement de la population», en Valais, dans les Grisons et au Tessin. Au risque de se confronter aux limites du concept: comment préserver le calme d’un lieu tout en l’utilisant pour attirer des visiteurs?

La recherche scientifique commence, elle aussi, à manifester son intérêt pour le lien entre silence et tourisme. En collaboration avec d’autres chercheurs européens, Rafael Matos-Wasem souhaite évaluer et cartographier la qualité sonore des paysages touristiques dans différents pays.
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INTERVIEW

«Nous ne sommes pas égaux face au bruit»

L’omniprésence du bruit peut entraîner troubles du sommeil, maladies cardiovasculaires et retards cognitifs. Entretien avec Mark Brink, psychologue, spécialiste du bruit.

Quelles sont les conséquences sanitaires d’un environnement bruyant? 

Pendant longtemps, on s’est concentré sur les plus évidentes: les conséquences auditives, comme la surdité ou les acouphènes. Etre exposé chaque jour pendant plus de quatre heures à un volume sonore de 80 dB peut déjà engendrer des dommages auditifs. La limite de la douleur se situe quant à elle à 120 dB. Mais ce n’est qu’il y a trente ans, avec la hausse du trafic routier, que l’on a réellement commencé à s’intéresser aux conséquences non auditives, beaucoup plus graves. Le stress créé par le bruit peut induire en premier des troubles du sommeil, mais aussi des maladies cardiovasculaires, et même — on commence seulement à l’étudier — du diabète.

Peut-on chiffrer cet impact?

L’OMS le fait régulièrement. Elle utilise pour cela le système des DALY (pour disability adjusted life years), qui représente le nombre d’années perdues en raison d’une mauvaise santé, d’un handicap ou d’une mort précoce. Par exemple, pour l’Europe occidentale, l’OMS parvient à la conclusion que le bruit fait perdre chaque année pas moins de 900’000 années de vie en bonne santé en raison de troubles du sommeil, 22’000 en raison d’acouphènes et problèmes d’audition et 61’000 en raison de problèmes cardiovasculaires.

Disposez-vous des chiffres pour la Suisse?

Oui, l’OFEV utilise le même système que l’OMS au niveau national. Au total, ce sont 47’500 années de vie en bonne santé qui sont perdues chaque année dans notre pays, uniquement en raison du bruit lié au trafic. Les troubles du sommeil représentent plus de la moitié de ces pertes.

En quoi le bruit est-il nocif pour notre organisme?

C’est sa permanence qui crée des problèmes, notamment dans le cas des nuisances liées au trafic, qu’il soit routier, ferroviaire ou aérien. Prenez les troubles du sommeil: les bruits de basse fréquence du trafic sont mauvais pour la structure du sommeil et provoquent une augmentation du nombre de réveils, dont nous ne nous souvenons pas forcément le lendemain matin. La formation de troubles cardiaques également ne peut être étudiée que sur le long terme par les épidémiologistes: le bruit provoque une réaction de stress qui, répétée d’année en année, a une conséquence négative sur la structure des vaisseaux sanguins. Il faut absolument investiguer les effets sanitaires d’une société où le bruit est présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans les années 60, il y avait très peu de trafic après 23 heures sur les autoroutes. Aujourd’hui, les riverains sont affectés constamment!

Quel est l’impact du bruit sur l’équilibre psychologique?

Le bruit n’est qu’un des nombreux facteurs de stress qui affectent notre vie quotidienne. Il est donc difficile de relier un trouble mental à un facteur de stress spécifique. La plupart des études se concentrent plutôt sur la notion de gêne due au bruit. Dans certains cas, cela peut conduire à une forme d’obsession pathologique. Mais les effets peuvent aussi être tout simplement économiques: choisir de ne pas venir habiter dans telle rue bruyante, par exemple. Les valeurs limites de bruit autorisées en Suisse, fixées dans une ordonnance, se fondent d’ailleurs sur des études scientifiques sur la gêne ressentie au bruit — et non sur la simple exposition au bruit: on fixe la valeur limite quand 25% des personnes sondées se considèrent dérangées par le bruit en question.

Des bruits de même intensité peuvent-ils provoquer des réactions différentes?

Oui, la question de la perception est essentielle. Le trafic aérien est considéré comme le plus insupportable, devant la voiture et le train. Mais quelqu’un qui travaille à l’aéroport et en dégage une ressource financière sera moins intolérant au bruit que les riverains. Autre exemple: les Suisses ont une très bonne image du train, considéré comme écologique — contrairement à l’avion ou à la voiture –, ce qui influence de manière positive la perception du bruit. Mais cette différence s’explique aussi génétiquement. Nous ne sommes pas égaux face au bruit.

Plus inquiétant, le bruit aurait un effet sur le développement cognitif des enfants?

Même s’il reste relativement faible, ce lien existe dans les statistiques. Une étude de 2005 a étudié les compétences en lecture d’enfants de 9 à 10 ans habitant à proximité des aéroports de Londres, d’Amsterdam et de Madrid. Elle a conclu qu’une élévation de 5 dB du niveau sonore dans l’environnement scolaire pouvait dans certains cas conduire à un retard de deux mois dans la compréhension de texte.
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Collaboration: Serge Maillard

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.