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Faut-il légaliser les mères porteuses?

De la gestation pour autrui aux bébés-médicaments, les chercheurs Axel Kahn et Alex Mauron débattent des enjeux éthiques liés à la naissance.

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Gestation pour autrui, bébés-médicaments, sélection des embryons: les avancées médicales autour de la naissance soulèvent des questions épineuses. Deux éthiciens de renom, le Français Axel Kahn et le Suisse Alex Mauron, ont accepté de livrer leurs réponses à ces interrogations complexes. Leurs positions sont diamétralement opposées. Entretien.

Faut-il légaliser la gestation pour autrui?

Axel Kahn: Non. Je ne nie pas que, dans certains cas, une femme généreuse accepte de porter l’enfant de quelqu’un d’autre. Mais dans la grande majorité des situations, on assiste à la commercialisation de la fonction de gestation de la femme — de la même manière que la prostitution commercialise leur fonction sexuelle. On ne peut pas réduire une femme à un utérus sur pattes. Lorsqu’on «loue» une femme en Floride, en Inde ou en Ukraine, cela implique un contrat avec un engagement de la mère porteuse à s’astreindre à un diagnostic prénatal, à avorter sur demande ou à accoucher par césarienne. On nie ainsi la possibilité pour une mère de s’éprendre de son enfant. C’est inadmissible.

Alex Mauron: Oui. C’est un abus d’autorité que de l’interdire. Beaucoup de gestations pour autrui se passent bien et n’impliquent pas de transactions financières, lorsque la mère porteuse est proche du cercle familial. Il est certain qu’il existe une forme d’exploitation dans certains pays en développement. Mais on ne peut pas arguer de la dérive d’une pratique pour l’interdire purement et simplement. Sur la route, ce n’est pas parce qu’il y a des chauffards qu’on interdit à tout le monde de prendre le volant. Dans une démocratie libérale, la bonne approche est d’encadrer cette pratique par des critères pour les mères et les couples. Le tourisme des mères porteuses est considéré comme un scandale absolu, mais il rappelle opportunément que les gens ont le droit de voter avec leurs pieds.

Est-il acceptable de donner naissance à un «bébé-médicament» — un donneur compatible pour un frère ou une sœur malade?

Axel Kahn: Oui, mais pas dans tous les cas. Il faut se souvenir de l’impératif kantien: d’abord considérer autrui comme une fin. Un bébé peut être un moyen, mais doit toujours être une fin. Il faut donc éviter que ces enfants ne naissent uniquement en tant que complément thérapeutique. Les familles doivent être prêtes à les accueillir. Le cas de Molly en 2000, une jeune Américaine atteinte d’une leucémie, en est un bon exemple. Ses parents désiraient un autre enfant et ont donné naissance à Adam, dont le placenta a permis la rémission de Molly.

J’ai moi-même été saisi d’un cas de bébé-médicament, alors que je siégeais au Comité consultatif national d’éthique. Un enfant atteint de leucémie présentait un risque de rechute — auquel cas il y avait besoin d’une greffe de cellules souches. Ses parents ont demandé une assistance médicale pour faire naître un cinquième enfant, qui aurait été compatible. En l’espèce, il était assez clair que la raison principale de cette naissance était la chance thérapeutique qu’elle représentait. Surtout, il y avait un fort risque que cet enfant ne puisse pas sauver son frère, voire même le tue en cas de rejet du greffon par le système immunitaire. La demande a été refusée.

Alex Mauron: Oui, sous certaines conditions. Ces cas doivent donner lieu à un encadrement strict et surtout bénéficier de la garantie d’une indication médicale indiscutable — comme ce fut le cas d’Elodie en 2005, le premier bébé-médicament né en Suisse, qui a été largement débattu à la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine. Par ailleurs, je suis opposé à une vérification de la capacité du foyer à accueillir cet enfant. C’est une forme d’inquisition. Ce point de vue a fait l’unanimité à la commission, même parmi ceux qui étaient opposés au bébé-médicament. En entamant cette démarche, les familles concernées sont déjà d’une certaine manière plus admirables que la majorité des parents.

Peut-on décider de ne rien faire dans les cas de très grands prématurés, afin de leur épargner une vie de douleur?

Axel Kahn: Oui. Lorsqu’un bébé naît à 400 ou 500 g, il a un taux de survie de 70%. Quelque 20% d’entre eux n’auront aucun problème, mais 20% subissent une dégradation de la substance blanche du cerveau, c’est-à-dire qu’ils auront une vie totalement végétative. Avec de si graves séquelles, il est parfois légitime de calmer l’irrésistible audace des réanimateurs. Les médecins ont le devoir d’informer les parents sur les conséquences en jeu, sans pour autant les culpabiliser avec un droit de vie ou de mort. La majorité des parents, dans ces cas-là, décident d’interrompre cette vie, en accord avec les médecins.

Alex Mauron: Oui. Les néonatologues suisses ont déjà réfléchi en profondeur à ces questions et se sont dotés de règles éthiques qui me paraissent bonnes. Il faut parfois mettre un frein à l’héroïsme médical.

L’avortement d’enfants trisomiques s’apparente-t-il à une forme d’eugénisme?

Axel Kahn: Oui. Si la mère considère qu’elle ne veut pas garder son enfant malade, c’est une perspective d’eugénisme, mais totalement admise. Dans ce cas, il faut vraiment s’évader de toute connotation négative. Personne n’a davantage le droit de décider que la famille elle-même. Lorsqu’un enfant est atteint d’un handicap particulièrement sévère, la première personne qui est concernée, c’est la mère. Près de la moitié des foyers dans lesquels naît un enfant handicapé connaissent une séparation des parents.

Eugénisme veut dire «bien naître». Mais on pense tout de suite à la barbarie des pratiques nazies et cela empêche de raisonner de manière sereine sur cette question. Or, il y a une différence fondamentale entre la volonté radicale d’éliminer le «mauvais gène», et le fait de «bien naître», lié au choix des parents. Tous les parents souhaitent que leurs enfants naissent bien. Avant, on priait le Bon Dieu, on convoquait les fées sur le berceau… L’eugénisme n’est pas un fantasme nouveau, mais de nouveaux moyens apparaissent pour le réaliser.

Alex Mauron: Non. C’est un contresens absolu. L’eugénisme a existé sous différentes formes dans l’histoire, mais reposait toujours sur le rôle de l’Etat et sur une idéologie qui lui donnait l’autorité de faire le tri de ceux qui avaient le droit de procréer ou non. C’est une référence historique précise. Mais elle a été détournée pour dénigrer la génétique médicale, par un glissement sémantique insidieux. Il faut distinguer l’eugénisme de la décision individuelle d’avorter, qui relève fondamentalement de la liberté des femmes.

Comment déterminer le délai «juste» pour permettre des avortements non liés à un problème médical?

Axel Kahn: Cette durée est conçue à la base pour éviter la sélection des embryons, en particulier selon le critère du genre. Mais en France, on l’a repoussée, de sorte qu’elle tombe maintenant un peu après que l’échographie permette de voir si c’est une fille ou un garçon. Potentiellement, il y a un danger.

Alex Mauron: Il y a toujours une part d’arbitraire. La loi suisse est sage: elle précise que les raisons d’une interruption de grossesse doivent être d’autant plus importantes que la grossesse est avancée. Je ne vois pas de raison de la changer.
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Deux éthiciens aux parcours prestigieux

Axel Kahn a siégé au Comité consultatif national d’éthique de 1992 à 2004 et défend une régulation substantielle des pratiques liées à la naissance et à la mort. Né en 1944 au Petit-Pressigny (France), le médecin, généticien et essayiste a dirigé l’Institut Cochin de l’Inserm et présidé jusqu’en 2011 l’Université Paris Descartes. Egalement actif en politique, il vient de se lancer dans une randonnée de 1’600 km à travers la France.

De tradition libérale à l’anglo-saxonne, Alex Mauron dirige l’Institut de bioéthique médicale de l’Université de Genève et a siégé à la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine. Né en 1951 à Pasadena (Etats-Unis), il détient un doctorat de l’Université de Lausanne et a mené des recherches en biologie moléculaire à l’Université de Stanford. Depuis 2004, il est membre du Conseil suisse de la science et de la technologie (CSST).
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.